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Cela ne fait qu’un quart de siècle que la science de la téléodynamique sociale a découvert de nouvelles manières de modeler la frontière entre conscience et culture. Et c’est seulement quelques années après la fondation du domaine qu’une de ses figures les plus marquantes, Meir Klein, a échangé les salles de cours de l’université de Tel-Aviv contre les couloirs d’une entreprise de data mining alors peu connue appelée InterAlia.

Décision qui a dû sembler judicieuse, à l’époque. InterAlia a utilisé les théories de Klein pour lancer les Affinités sur les marchés nord-américains, rendant ainsi incroyablement riches Meir Klein et ses employeurs. Pendant quelque temps. Jusqu’à ce qu’on étrangle Klein dans son sommeil et qu’InterAlia s’effondre sous le poids des actions de groupe lancées à son encontre.

Quelqu’un se rappelle le côté irrésistiblement branché des Affinités à l’époque ? Klein a donné aux vingt-deux groupes d’Affinités le nom des lettres de l’alphabet phénicien, pour la seule raison qu’un de ses collègues et amis enseignait la littérature du Proche-Orient, et tout le monde s’est mis d’un coup à réciter cet alphabet avec la ferveur d’un écolier protocananéen : Ayin, Phe, Qof, Resh. Et bien sûr les deux balèzes, Tau et Het. Certains d’entre nous ont eu l’audace ou la curiosité de se faire évaluer. Certains d’entre nous ont eu le droit de rejoindre une tranche locale. Et certains d’entre nous ne l’ont pas eu, certains ont été jaloux de ceux qui l’avaient eu, comme si ceux-ci avaient été admis dans un club fermé, celui dont tous les gamins cool faisaient partie.

Oui, c’était comme ça. Promis.

Quelques années plus tard, on ne pouvait plus nier que le bla-bla sur les gens qui « coopéraient plus efficacement » à l’intérieur des Affinités n’était pas que du baratin. Dans certaines d’entre elles, la coopération rapportait beaucoup d’argent par l’intermédiaire de l’entrepreneuriat ou de l’investissement. Et les gens extérieurs à l’Affinité n’étaient pas invités à cette fête-là non plus. Si bien que nous avons commencé à avoir la nette impression d’être exclus, nous autres qui échouions à l’évaluation ou refusions de nous faire évaluer. Nous connaissions tous quelqu’un qui avait disparu dans le trou noir d’un groupe d’Affinité et n’avait plus le temps ou la patience de venir au mariage du cousin ou à la bat-mitsvah de la nièce. Certains d’entre nous étaient assez furieux pour rejoindre les rangs de groupes de défense comme NOTA (None Of The Above) ou, réaction moins structurée, s’en prendre aux inconnus affichant un peu trop leurs allégeances. C’est incroyable comme quelques agressions et combats au couteau bien médiatisés peuvent faire descendre les manches de chemise sur les vieux tatouages hets ou waus. Gros profits pour les professionnels de l’effacement de tatouages au laser… et pour les tatoueurs capables de dissimuler une lettre phénicienne sous un dessin encore plus élaboré. (Vous êtes-vous déjà demandé combien de trentenaires se baladent avec un delt dissimulé dans leur dragon ou un tau caché dans leur feuille de cannabis ?)

L’évaluation affinitaire rapide, bon marché et universelle — ainsi que la publication du code source de la téléodynamique de Klein — a permis aux Affinités de survivre à l’effondrement financier d’InterAlia. Mais cela a aussi fait des Affinités ce qu’elles sont maintenant : des chariots disposés en cercle dans un désert hostile, parfois empêtrés dans une violente lutte entre groupes. Une guerre de tranches, pour ainsi dire. D’après les initiés, Het est à Tau ce que les Hatfield sont aux McCoy[12] et la rumeur, démentie cependant par chacun des deux groupes, veut qu’il y ait eu échange de coups de feu.

Les lois de réforme sur la technologie sociale actuellement en discussion au Congrès vont soit ôter leurs crocs aux Affinités, soit les faire complètement disparaître, suivant la version qui sera votée. Il reste à voir si les vestiges des Affinités de Klein peuvent survivre aux rigueurs de la supervision gouvernementale et aux règles de droit civil de plus en plus draconiennes.

Mais peut-être un défi encore plus grand se profile-t-il à l’horizon pour les Affinités : les gens qui ont joué avec les données téléodynamiques ayant permis à Klein d’inventer les groupes d’Affinités originaux. Il y a d’autres moyens d’interpréter ces chiffres, d’après eux. D’autres moyens de classer le socionome humain. Des algorithmes téléodynamiques complètement nouveaux ont été proposés et sont actuellement en cours de test.

Nous en avons trop appris sur nous-mêmes pour faire machine arrière. Mais comment communiquer les uns avec les autres, post-Affinités ? La question reste ouverte. Et elle fait potentiellement très peur.

Éditorial, « Pensée de groupe », NewYorkNewsSite.org

Meir Klein a identifié la coopération comme la compétence humaine la plus importante et classé les meilleurs coopérateurs de l’humanité en vingt-deux groupes d’hypercollaboration appelés Affinités. Il espérait que ces groupes en réseau agiraient de concert au bénéfice de l’humanité.

Mais à quoi bon avoir la main sur un levier si on ne sait pas dans quel sens l’actionner ? La capacité au travail n’est pas plus importante que le travail qu’on effectue.

New Socionome a conçu de puissants nouveaux algorithmes sociaux guidés par le résultat, ces algorithmes sont gratuits et leur code est public. Telos est un mot grec qui signifie « but » ou « objectif ». On pourrait dire que nous remettons le telos dans téléodynamique. Pour inventer un monde meilleur, étape par étape.

Manifeste de New Socionome (avant-projet Cambridge/Shahjalal)

12

Une nuit de janvier, quand j’avais seize ans, mon demi-frère Geddy est venu dans ma chambre en mourant de peur sans la moindre raison apparente.

Une fois tiré du sommeil par sa respiration angoissée, je me suis d’abord dit qu’il y avait un problème dans la maison : un incendie, un cambriolage, quelqu’un de malade. Un coup d’œil à la fenêtre m’a montré l’obscurité de l’hiver, une dentelle de glace et quelques flocons en train de tomber paresseusement derrière le verre embué, tandis que l’horloge sur ma table de chevet passait de 4:10 à 4:11. « Geddy ? C’est quoi ce bordel ?

— Tu ne devrais pas dire de gros mots. »

À un mois de ses dix ans, il restait très influencé par maman Laura pour qui même « sacrément » et « diablement » étaient des mots interdits. Je lui ai dit qu’il ne pouvait pas me réveiller en pleine nuit sans s’attendre à un ou deux jurons. « Bon, qu’est-ce qui t’arrive ? lui ai-je ensuite demandé. Un cauchemar ? »

L’hypothèse était plausible, Geddy souffrant de cauchemars chroniques. Il mouillait aussi parfois son lit, mais cette nuit-là, le devant de son pyjama semblait sec. Il paraissait d’ailleurs assez informe, ainsi vêtu : un gamin en surpoids, aux proportions sans élégance, des mèches de cheveux collées au front par la sueur. Maman Laura surchauffait la maison, en hiver. La chaudière grondait au sous-sol comme un dragon enchaîné.

« Je peux te poser une question ? a-t-il demandé d’un ton larmoyant.

— Tu ne peux pas la poser à maman Laura ? »

Il a baissé la tête. « Non.

— Pourquoi pas ?

— Ça réveillerait papa Fisk. »

Pas faux. Mon père s’emportait pour un rien. Geddy n’en avait pas encore pris l’habitude. Remarié depuis six mois, papa n’avait pas encore dit le moindre mot désobligeant ni à ni sur sa nouvelle épouse, mais se montrait de plus en plus impatient avec le fils de celle-ci. Je ne pouvais pas reprocher à Geddy son manque d’envie de réveiller le paternel avec une question.

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12

Deux familles américaines entrées dans l’histoire pour la longue et meurtrière vendetta qui les a opposées à la fin du XIXe siècle.