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Il n’aurait pas pu aller voir mon frère Aaron non plus, qui n’appréciait pas les changements provoqués dans la famille par ce remariage. Il se montrait poli avec maman Laura — il trouvait bien trop agréable d’être le premier-né et le préféré de notre père pour mettre ce statut en danger. Mais il n’était qu’à peine aimable avec Geddy. Quand il nous croyait trop loin pour l’entendre, il pouvait faire fondre Geddy en larmes de quelques mots bien choisis.

« D’accord, pose-la-moi.

— Je peux m’asseoir sur ton lit ?

— C’est ta question ? »

Il était insensible à l’ironie. « Non.

— D’accord, assieds-toi. Si tu es sec. »

Il a rougi. « Je suis sec.

— Très bien. »

Il s’est installé au pied du lit. J’ai senti le matelas s’enfoncer sous son poids. « Adam, le monde, il est jeune ou vieux ? »

Il m’a regardé attentivement, dans l’attente d’une réponse.

« Bon Dieu, Geddy, c’est ça qui te turlupine ?

— Ne jure pas !

— Qu’est-ce que ta question veut dire, d’abord ? »

Il a froncé encore davantage les sourcils en cherchant une explication. « Est-ce que tout est déjà utilisé ? Est-ce que l’histoire est presque terminée ? Ou bien elle ne fait que commencer ? »

Étrange petit gars. Je ne savais pas vraiment de quoi il parlait, mais il avait tellement envie qu’on lui réponde que je me suis senti obligé de le faire. « Bon Dieu, Geddy… pardon… mais comment veux-tu que je le sache ? Quelque part entre les deux, j’imagine.

— Entre les deux ?

— Pas assez vieux pour être fini. Pas assez jeune pour être neuf.

— Vraiment ?

— Ben oui. J’imagine. Je veux dire, c’est ce qu’il me semble. »

Il y a réfléchi et a fini par sourire. Je ne pensais pas avoir résolu son problème — dont j’ignorais la teneur —, mais je le lui avais apparemment rendu plus facile à supporter. « Merci, Adam.

— T’es drôlement bizarre, Geddy. »

Je le lui avais souvent dit, mais toujours avec affection, si bien que son sourire s’est élargi. « Toi aussi », a-t-il répondu. Comme toujours.

« Va te coucher, maintenant, d’ac ?

— D’accord. »

Ni lui ni moi ne reviendrions sur cette conversation le matin venu. Ni n’en parlerions à un autre membre de la famille. Geddy s’imaginait sans doute que je l’oublierais complètement.

Mais je ne l’ai pas oubliée, et lui non plus.

Quatre ans avaient passé depuis qu’Amanda Mehta, Trevor Holst et moi avions eu cette discussion dans le grenier de notre maison de tranche à Toronto, confrontés à un avenir que nous comprenions mal. Beaucoup de choses avaient changé depuis.

Premier exemple : je portais un costume ridiculement coûteux. Deuxième exemple : j’étais à New York. Et troisième exemple : je faisais quelque chose pour lequel j’étais doué.

Même si, ce soir-là, je ne m’en sortais pas très bien.

Je dînais dans un restaurant du centre-ville avec une femme que j’avais rencontrée plusieurs fois, pour raisons professionnelles, depuis cette soirée à Toronto. Elle s’appelait Thalia Novak, c’était une quadragénaire maigre au visage étroit nimbé de cheveux frisés. Elle portait un chemisier vert et un collier de perles en verre grosses comme des billes. Thalia était déléguée de sodalité pour l’Affinité Ayin et j’avais l’impression qu’elle s’apprêtait à m’annoncer de mauvaises nouvelles.

Mais nous avons d’abord dîné, comme des gens civilisés. Je me suis dit qu’il était même possible qu’elle change d’avis pendant notre discussion, si la décision en question n’avait pas déjà été prise par les instances supérieures de sa hiérarchie. J’avais fonction de négociateur tau pleinement habilité à passer un marché au nom des sodalités nord-américaines ; Thalia était mon interlocutrice pour Ayin.

C’était un restaurant assez nouveau. Tant son apparence que la vague odeur de sciure et de plâtre laissaient penser que son ouverture ou sa rénovation datait tout au plus de quelques semaines. Ses prix étaient élevés et sa clientèle peu fournie… il n’y avait presque personne à part nous. Sans doute les gens restaient-ils plutôt chez eux devant leurs écrans pour voir si l’Inde et le Pakistan étaient passés d’une guerre conventionnelle à la variante thermonucléaire. La nourriture était bonne, peut-être parce que le chef n’avait pas à jongler avec de nombreuses commandes. Thalia avait demandé du saumon et moi de la paella, le tout aux frais de Tau. Les Ayins étaient une petite Affinité qui n’avait aucune superstructure financière et très peu de fortune collective, ce qu’il ne faisait pas de mal de rappeler à Thalia.

Je l’ai laissée parler pendant le dîner. Le cliché voulait que les Ayins soient bavards et un peu farfelus. J’appréciais Thalia — nous avions négocié à deux ou trois occasions de complexes accords intersodalité, notamment quand Ayin et Tau avaient orchestré l’opposition à une réforme des assurances qui menaçait les caisses de retraite des Affinités —, mais elle n’aurait jamais fait tomber les préjugés sur son Affinité. Elle m’a raconté qu’elle venait de commencer à prendre des cours de « flexion tantrique », des exercices physiques avec une espèce de composante spirituelle. Ça l’aidait à se sentir mieux centrée, d’après elle. Je me suis demandé si ça l’aidait à se sentir mieux quand son Affinité reniait ses engagements envers Tau.

J’ai abordé le sujet au dessert de la manière la plus directe qui soit. « Tu sais que signer cet accord avec Het vous fera sortir de la Bourse. »

Elle a porté sa serviette à sa bouche, puis l’a pliée sur les restes de son sabayon à la framboise. « J’en suis parfaitement consciente. Ça nous préoccupe beaucoup, bien entendu. »

Quatre ans plus tôt, Damian Levay avait ouvert TauBourse aux investisseurs représentant d’autres Affinités. À ce jour, nous avions créé des caisses de retraite solides comme le roc pour douze des Affinités qui existaient encore. Rien n’empêchait les Ayins de retirer leur argent pour l’investir ailleurs. Mais les performances de TauBourse avaient dépassé, et de loin, celles des fonds de référence de Wall Street pour tous les membres des Affinités, en partie parce que nous investissions en priorité dans des entreprises gérées par des Taus. Si les Ayins de Thalia quittaient TauBourse, leurs finances en souffriraient aussitôt.

Mais elle n’avait pas terminé. « Nous entrevoyons toutefois de possibles difficultés juridiques avec TauBourse, Adam. Nous ne sommes pas sûrs que son business model soit stable et durable.

— Il est parfaitement stable, sauf si la loi Griggs-Haskell passe.

— Ce qui semble quand même de plus en plus probable.

— Surtout si les Ayins la soutiennent.

— Nous ne sommes pas une Affinité politique. Tu le sais.

— Mais les Hets, oui. Et si vous les aidez…

— Si nous les aidons, m’interrompit-elle, si cette loi est votée et si le président la promulgue, mieux vaut pour nous que notre argent ne soit pas bloqué dans TauBourse. Tout est là.

— C’est Garrison qui t’a dit ça ?

— Je ne peux pas parler de ce dont j’ai discuté avec Vince Garrison. »

Vince et non Vincent. Elle en était déjà à désigner le négociateur het par son petit nom. C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’elle essayait de me laisser tomber en douceur. Ce qui signifiait qu’Ayin avait déjà conclu un accord avec Het.