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« Je suis désolée, Adam. Je t’apprécie en tant que personne. Tu as été plus que correct avec moi et avec l’Affinité que je représente. Je t’en suis reconnaissante. Mais tu dois bien comprendre que c’est pour nous une question de survie. Même si le Sénat ne vote pas la Griggs-Haskell, il y aura fatalement une loi. Bien sûr, je préférerais qu’elle soit du genre que Tau écrirait. Et je sais que les Hets essayent de récupérer le statut de reine des Affinités. Mais il y a seulement trois semaines, les Russes ont reproché à Tau son rôle dans la tentative de coup d’…

— C’était une révolution, pas un coup d’État. Et on a beaucoup exagéré le rôle qu’y a joué Tau. Notre présence en Fédération de Russie n’est pas énorme.

— Non, et elle ne va pas s’améliorer, pas vrai ?

— La Russie unie est un régime autoritaire. On est censés collaborer avec elle ?

— Het l’a fait.

— Les Hets ont léché le cul à Valenkov. Autant de fois qu’il a fallu pour obtenir ce qu’ils voulaient.

— Ils ont agi avec beaucoup de pragmatisme. Appelle ça de la realpolitik si tu veux… ça a créé un espace pour les Affinités dans une société fermée.

— Sauf pour Tau.

— C’est vrai.

— Tu en tires quelle conclusion ?

— Que l’inscription est sur le mur. Tu connais cette histoire de l’Ancien Testament ? L’expression vient de là. Le roi Balthazar rendait grâce aux faux dieux avec les coupes sacrées qu’il avait volées dans le temple de Salomon. Alors une main est apparue, une main toute seule qui a écrit Mene, mene, tekel, u-pharsin sur le mur. Ce qui signifiait que les jours du roi Balthazar étaient comptés. Il s’est fait assassiner durant la nuit par des soldats perses. Moralité : il n’y a rien à gagner à s’allier au mauvais dieu, même pour un profit à court terme. Les dieux sont jaloux et ils n’oublient pas. Il se trouve qu’en ce moment, Tau est le mauvais dieu. »

Elle s’est levée. J’en ai fait de même. Elle m’a serré la main. « Le monde poursuit son chemin, Adam. Tau ne peut rester sur place. Transigez pour ne pas vous faire distancer. Si je peux vous donner un conseil, c’est celui-là.

— J’imagine que le fameux souci de justice sociale d’Ayin s’arrête là.

— N’envenime pas la situation. Vous êtes seuls dans un monde à problèmes et vous le savez. » Elle s’est éloignée, puis s’est retournée. « Merci pour le repas. C’était délicieux. »

J’ai appelé Trevor du trottoir devant le restaurant. Si tôt, un jeudi soir, le centre de New York aurait dû être bondé, mais il n’y avait presque personne dans la rue. « Alors, ce dîner ?

— Le restaurant peut s’estimer heureux de nous avoir eus comme clients. On dirait une ville fantôme, ici.

— Et sinon ?

— Ça n’a pas marché. Il va falloir passer au plan B, apparemment. »

Ce qui signifiait aller à Schuyler. Ma ville natale. Pour faire quelque chose qui déchirerait ma famille.

13

On est partis pour Schuyler dans la matinée. Trev a été le premier à prendre le volant. C’était une chaude journée de fin mai, assez belle pour nous faire un peu oublier nos ennuis. Une fois sortis de l’agglomération, nous avons suivi une route qui sinuait dans les terres arables et les jachères où des panneaux décolorés indiquaient la direction de petites villes non moins décrépites, et Trev a entrouvert sa fenêtre pour laisser entrer une brise aux odeurs de luzerne et de fumier. Le soleil balayait le tableau de bord suivant l’inflexion de la chaussée vers l’ouest et le nord.

Quelque part derrière nous roulait un second véhicule, une camionnette ayant à son bord six membres de l’équipe de Trev. Ils gardaient sur nous un œil protecteur. Tout comme divers Taus sur le chemin, habitants de la région priés de signaler toute voiture suspecte ou inhabituelle. Nous ne prévoyions pas vraiment de difficultés, mais préférions prendre nos précautions, ayant certains problèmes depuis le début de l’année. En février, en Angleterre, le car des délégués d’une tranche tau de Manchester qui traversait le Lake District avait été contraint à une sortie de route à laquelle personne à bord n’avait survécu… si aucune accusation n’avait été portée, nous avions des raisons de soupçonner une équipe het clandestine. Un mois plus tard, un de nos dirigeants de sodalité avait été retrouvé mort dans sa chambre d’hôtel à Chicago. Là encore, aucune preuve recevable, mais la victime était sur le point de mettre la dernière main à un accord qui aurait allié Tau et Resh au détriment de Het. Et nous savions depuis des années Het capable d’actes extrêmes. La cicatrice toujours visible sous l’épaule d’Amanda Mehta en témoignait.

Il était possible mais peu probable qu’une équipe het nous suive jusqu’à Schuyler. J’avais de solides raisons personnelles de m’y rendre. Certes, un membre du Congrès y serait présent au même moment. Certes, sa voix dans le vote prochain de la loi Griggs-Haskell pourrait s’avérer décisive. Certes, j’allais le rencontrer en personne.

Mais qu’y avait-il de surprenant à tout cela, puisque ce parlementaire était mon frère ?

Sur la route de Schuyler, j’ai reçu un coup de téléphone et en ai passé un.

Celui que j’ai reçu provenait de Damian Levay, qui appelait de la propriété de Laguna Beach où il vivait avec Amanda. J’ai fixé le téléphone au tableau de bord et ai incliné le minuscule écran dans ma direction. Derrière la mine soucieuse de Damian, je devinais la rambarde d’un balcon et l’étendue bleue du Pacifique dans la lumière du petit matin. J’ai dit à Damian qu’on était en route pour Schuyler. « Je veux juste m’assurer que tu n’y vois aucun inconvénient, a-t-il dit.

— Pas du moment que Jenny n’en voit aucun.

— Tant mieux. Mais rien n’est jamais vraiment simple, pas vrai ? Quand il s’agit de la famille. »

Il a prononcé le mot famille d’une manière un peu désobligeante. La famille non tau, voulait-il dire. La famille biologique. La famille comme bride.

« Ce n’est pas un marché unilatéral. Jenny nous aide et nous l’aidons.

— Si nous arrivons à nos fins, tu ne reviendras sans doute plus jamais à Schuyler pour des réunions de famille. »

Je ne reparlerais donc probablement plus jamais à mon frère ou à mon père après ce week-end-là. Mais ce n’était pas comme si nous nous parlions encore beaucoup. Ni comme si j’avais beaucoup à perdre en termes de joyeuse intimité familiale. Tranche ou famille : je n’étais pas le premier Tau confronté à ce choix.

Et Damian le savait parfaitement. C’était autre chose qui le préoccupait. Autre chose qui n’était pas lié à ma famille, mais à moi. Désormais dirigeant de sodalité, Damian m’avait confié des fonctions diplomatiques parce qu’il me croyait doué pour traiter avec les non-Taus, du fait d’une dose supplémentaire d’empathie ou de je ne sais quoi qui se voyait, paraît-il, dans mon évaluation d’Affinité. Mais c’était à double tranchant. Un peu de compassion pour les personnes extérieures à la tribu était utile… du moment que cela n’engendrait aucun dangereux conflit de loyauté.

Mais je comprenais dans quoi je me lançais et je l’ai rassuré sur ce point. Revenir à Schuyler n’était pas « rentrer chez moi ». Je n’avais qu’un véritable chez-moi, où je revenais le plus souvent possible : une maison de Toronto (celle de Lisa, depuis la mort de Loretta l’année précédente), où j’avais toujours ma chambre et des gens qui m’aimaient sincèrement, où il n’y avait ni rivalités qui couvaient ni violence sexuelle cachée… « J’espère juste que ce qu’on fait ce week-end changera quelque chose.