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— Il n’y a aucun doute à avoir à ce sujet. » Il a quitté quelques instants l’écran des yeux. « Je te passe quelqu’un qui veut te dire bonjour. »

Amanda.

Les dernières années ne l’avaient pas beaucoup changée. Les mêmes cheveux, brillants comme les ailes d’un oiseau parfaitement noir, la même peau impeccable couleur café crème, le même regard perçant et observateur. Le temps avait laissé des marques subtiles, fantômes d’expressions s’étant attardées assez longtemps pour s’installer, de la détermination là où il y avait eu ouverture d’esprit espiègle, de la résolution là où il y avait eu incertitude. Mais le sourire qu’elle m’a adressé était éternel. « Salut, Adam. »

Nous n’avions guère parlé depuis qu’elle avait épousé Damian. Pas parce que cela nous aurait mis mal à l’aise, mais les occasions nous avaient tout simplement manqué. Elle était partie en Californie avec Damian, j’étais resté à Toronto. Elle était dirigeante de sodalité, moi simple fonctionnaire. Elle m’avait bien fait comprendre, tout comme Damian, que si leur mariage célébrait un authentique engagement, il ne signifiait pas que tout était fini entre elle et moi. Mais nous nous voyions beaucoup moins que par le passé. Et à vrai dire, coucher avec une femme mariée me gênait un peu. Non pour des questions de moralité, mais parce que c’était franchement asymétrique.

Nous avons donc échangé des propos agréables et sans importance pendant deux ou trois minutes avant de mettre fin à la conversation avec des sourires sincères, mais qui semblaient bizarrement éloignés de la crise en cours. Damian est ensuite revenu en ligne.

« Une dernière chose. Pour Trevor aussi bien que pour toi : nous avons appris que des agents de sécurité hets étaient partis pour Schuyler. »

J’ai transmis l’information à Trev, qui m’a jeté un coup d’œil signifiant quelque chose comme : « Waouh… vraiment ? Pourquoi ? »

« Je ne peux pas vous en dire davantage. Ils veulent peut-être garder l’œil sur le député Fisk avant le vote. Ou alors ils y vont avec des intentions moins avouables. Bref, méfiance, d’accord ? »

D’accord.

À l’approche de Schuyler, là où les terres cultivées cèdent la place aux forêts d’arbustes et aux affleurements de débris glaciaires, j’ai appelé chez mon père.

En audio, pas en vidéo. Ni maman Laura ni mon père ne croyaient utile de payer pour obtenir un peu de bande passante supplémentaire. La dernière fois que j’y étais allé, le téléphone était un combiné encombrant relié à une ligne fixe. Mon père avait un appareil moderne pour ses affaires, mais il ne m’en avait jamais donné le numéro.

« Adam ! s’est écriée maman Laura. Je suis si contente de t’entendre ! Tu es où ?

— À seulement quelques kilomètres, en fait.

— Formidable ! Ton ancienne chambre t’attend. Tu n’es pas le premier arrivé… Aaron et Jenny ne sont pas encore là, mais tu devines de qui je parle ?

— De Geddy ? » Je l’espérais. Je ne l’avais pas vu depuis des années, mais il continuait à m’appeler de temps en temps.

« Oui, de Geddy ! Et il n’est pas venu seul !

— Ah bon ?

— Il a amené une amie. » J’entendais à son hésitation qu’elle ne savait pas trop s’il s’agissait ou non d’une petite amie. « Elle s’appelle Rebecca. Rebecca Drabinsky. Elle est de New York, d’un de ces endroits à New York dont on entend parler, je ne sais plus lequel, Brooklyn ? Le Queens ? J’ai oublié. »

C’était sa manière de me dire deux choses : d’abord que la nouvelle amie de Geddy était juive, ensuite qu’elle, maman Laura, n’y voyait aucun inconvénient. Ce qui m’a fait comprendre que mon père en voyait un et qu’elle tenait à faire connaître son opinion personnelle avant qu’une controverse éclate.

« J’ai hâte de faire sa connaissance.

— C’est un sacré numéro ! Mais elle me plaît. Tu arriveras à retrouver la maison ou tu as besoin d’indications ?

— Je la retrouverais les yeux fermés.

— Tant mieux. J’ai hâte de te revoir ! Et laisse-moi te dire que Geddy est très excité aussi. »

Toujours pas le moindre mot sur mon père. « À quelle heure tu veux que les gens soient là pour le dîner ?

— Tu es le bienvenu à n’importe quelle heure. Disons cinq heures, si tu veux te rafraîchir avant ?

— Cinq heures, c’est noté. »

J’ai coupé la communication et Trevor a conduit pendant encore quelques kilomètres. Nous avons dépassé ce que j’ai reconnu comme la route de la carrière, qui sinuait dans une lande où on pouvait se casser la jambe en trébuchant sur un dépôt glaciaire ou en tombant dans un vieux kettle enfoui sous la litière végétale. « La famille, a philosophé Trevor. Tu te souviens de ce qu’en disait Robert Frost ? C’est le lieu où, si vous êtes obligé d’y aller, on doit vous accueillir.

— Ça ne marche pas toujours de cette manière », ai-je répondu.

Arrivés dans les faubourgs de Schuyler, nous avons vu l’enfilade habituelle des commerces de sortie d’autoroute — stations-service et franchises de fast-food —, puis deux motels où il n’y avait pas grand monde. Nous aurions pu nous arrêter là, mais Trevor voulait loger plus près du centre. Ce qui laissait deux choix logiques : un Motel 6 juste à côté de la rue principale ou un Holiday Inn un peu plus au nord. Trev allait tourner en direction du Motel 6 quand il s’est arrêté : on voyait devant nous la quasi-totalité du parking, avec des automobiles devant deux étages de chambres aux portes peintes d’un rose de médicament. « Ah, a-t-il lâché avant de se réinsérer dans la circulation.

— Quoi ?

— Tu vois ça ? Sur le parking ? Les quatre gros 4×4 Chevrolet noirs du même modèle ?

— Et alors ?

— Je te parie ce que tu veux qu’ils sont à des Hets. Et je préférerais éviter de descendre au même endroit que des hommes de main hets. »

Il s’est donc installé au Holiday Inn. Il a demandé au portier comment louer une voiture et je suis parti avec celle dans laquelle nous étions venus. En allant chez maman Laura, j’ai allumé la radio sur une station d’information. Le journaliste se servait de mots graves comme « crise internationale » et « ultimatum », mais personne n’avait encore atomisé qui que ce soit. Pour le moment.

14

Les commentateurs polis aimaient parler de « rivalité » entre Tau et Het. Il s’agissait plutôt d’un combat… d’un combat pour l’avenir des Affinités. Tau voulait préserver et défendre ce que Meir Klein et InterAlia avaient créé. Het voulait en prendre le contrôle absolu.

Het était en train de gagner.

D’après un recensement effectué peu auparavant, Het et Tau, les plus peuplées des vingt-deux Affinités, avaient un nombre comparable de membres. Aussi nos forces se valaient-elles à peu près sur le champ de bataille, à ceci près que Het disposait d’un avantage immédiat : sa monohiérarchie. Het n’avait en effet qu’une seule hiérarchie : une unique chaîne de commandement rigoureusement établie, un chef, plusieurs niveaux de disciples. C’était une forme de coopération humaine classique : égalité horizontale entre membres du même rang, mais décisions venant d’en haut. Cela ne fonctionnait la plupart du temps qu’avec une certaine dose de police et de coercition, mais Het avait ceci de génial que ses membres se mettaient en général aussi parfaitement en place que des pièces de Tetris. D’où une espèce de monarchie instinctive. Ils ne l’appelaient pas comme ça, mais les Hets avaient un roi : je l’avais croisé lors de négociations de sodalités. Il s’appelait Garrison, et quand Garrison disait de sauter, les Hets sautaient.