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Tau était par contre polyhiérarchique. Le truc du chef et des disciples ne nous servait qu’à effectuer une tâche bien précise ou à régler un problème local. S’il fallait éteindre un feu, on laissait le chef des pompiers mener la danse. S’il fallait construire une maison, on s’en remettait à un architecte et à un charpentier. Nous avions des hiérarchies, mais nous ne cessions de les établir et de les démanteler, elles étaient en quelque sorte des circuits temporaires dans un vaste réseau neural.

Cela nous rendait polyvalents, adaptables. Mais aussi désordonnés, complexes et lents, là où Het était direct, simple et rapide.

Et Het était arrivé sur le champ de bataille avec des armes simples et contondantes. Comme la corruption et les lobbyistes coûteux, les menaces en coulisse et les avocats privés. Sans parler — pour quitter la lumière au profit de l’ombre — des armes à feu et des gros bras. Là où nous autres Taus nous étions présentés au combat comme de fervents quakers, quasiment sans autres armes que l’amour de la justice et le pouvoir de persuasion. Pour le dire en quelques mots : on avait pris une déculottée.

Du moins au début. Lentement, petit à petit, nous mettions notre poids dans la balance. Nos coups n’étaient pas très puissants, mais nous savions agir en essaim. Trouver une vulnérabilité et nous y attaquer de tous côtés. Nous savions externaliser une contre-attaque en crowdsourcing.

On cherche par exemple le lien inattendu : disons, entre un Tau et un parlementaire dont la voix pourrait être cruciale dans le vote imminent d’une loi.

Comme entre moi et mon frère Aaron.

On cherche ensuite une faille exploitable. Un mariage qui bat de l’aile, peut-être, dont un des conjoints cache beaucoup de secrets.

Comme le mariage d’Aaron et de Jenny.

On trouve le point faible. Et on appuie dessus jusqu’à ce que quelque chose cède.

C’est maman Laura qui avait organisé cette réunion de famille, et c’est elle qui m’a ouvert la porte.

Nous étions en fin de journée, aussi avais-je le soleil dans le dos. Il traversait le saule recouvert de bourgeons, obligeant maman Laura à s’abriter les yeux. Elle m’a adressé ce qu’elle appelait parfois son « bon vieux grand sourire de bienvenue », mais j’y voyais un peu de gêne. « Adam », a-t-elle dit. Puis, presque comme après coup, elle a ouvert les bras et je l’ai serrée contre moi. « Entre donc. »

Elle avait un peu grisonné et pris de l’embonpoint depuis mon départ de Schuyler des années auparavant, mais le passage du temps s’était montré assez clément avec elle. Et avec la maison, pour ce que j’en voyais depuis le hall d’entrée. La même moquette, le même mobilier défraîchi, les mêmes lourdes tentures, mais tout cela récuré et dépoussiéré depuis peu. Il flottait une odeur d’encaustique qui se mêlait à celle, alléchante, de viande en train de rôtir lentement dans le four. « Geddy n’en peut plus de t’attendre. Il est là-haut dans sa chambre. Ton père est en haut aussi… Je peux t’offrir quelque chose pour faire passer la poussière des routes ? Limonade, coca…

— Non, merci », ai-je commencé à dire, mais j’ai été interrompu par des pas précipités dans l’escalier.

Je doute que Geddy aurait pu arriver plus vite en descendant sur la rampe. Il n’avait jamais été très doué pour dissimuler ses sentiments, et en l’occurrence, il n’essayait même pas. Il souriait jusqu’aux oreilles et n’était pas loin de rire de plaisir. « Adam ! a-t-il lancé en me serrant avec tant d’enthousiasme dans ses bras que nous avons failli perdre l’équilibre. J’ai entendu la sonnette !

— Salut Geddy. »

Il a reculé. « T’es magnifique ! Tu t’habilles mieux qu’avant. »

Maman Laura et moi avons ri. Je n’avais pas mis mon costume à mille dollars — j’avais dans l’idée qu’il m’aurait valu d’être expulsé de la maison pour crime de prétention —, mais une chemise sur mesure et un pantalon en laine devaient paraître haut de gamme à Geddy. Lui-même portait une chemise à carreaux en coton rentrée dans un jean, style que maman Laura appelait « tenue du dimanche de supermarché ». Il avait assez minci pour qu’on puisse à présent parler de maigreur : c’était ce qui avait éclos du cocon potelé de son adolescence.

« Ça avance, les accords ? » C’était la question que je lui posais chaque fois que je l’avais au téléphone. Au départ en référence à sa carrière musicale, mais c’était devenu une espèce de « quoi de neuf ? » générique.

« Je bosse toujours à l’entrepôt, a-t-il répondu. Surtout à l’intérieur, maintenant. Je joue dans un groupe le week-end. Avec des types que je connais. Du jazz trad’, mais on est plutôt carrés. Rebecca dit que… mais il faut que tu fasses sa connaissance ! Elle est au sous-sol, elle farfouille dans les vieux cartons… »

Maman Laura m’a fermement agrippé par le bras. « Je pense qu’Adam devrait d’abord saluer son père. »

C’était la raison de cette réunion, après tout. Celle qui avait fait venir Geddy de Boston, Aaron et Jenny de Washington… et j’étais moi-même là entre autres pour cela.

Mon père avait été informé du diagnostic durant l’hiver, mais avait interdit à maman Laura de nous en parler jusqu’au mois dernier. Elle avait malgré tout rechigné à entrer dans les détails, comme si la maladie de son mari était une affaire intime dont elle n’osait évoquer que les grandes lignes. Cancer. Inopérable. Métastasé. À l’origine dans les poumons, désormais généralisé.

Il avait refusé la chimiothérapie à la fois par déni terrifié et par acceptation stoïque de sa maladie. Il disait se sentir bien, ce qui signifiait que sa douleur était à peu près maîtrisée. Ses symptômes principaux, d’après Laura, étaient une fatigue harassante et une perte d’appétit. Ainsi qu’une irritabilité accrue et des moments de confusion.

Je suis monté le voir. Je l’ai trouvé dans la chambre qu’il partageait avec maman Laura, mais pas au lit : il était assis tout habillé, raide et droit dans le fauteuil tapissé près de la fenêtre, la tête tournée vers le soleil malgré le moniteur vidéo qui caquetait doucement sur la commode. Peut-être appréciait-il le printemps d’une année qui n’aurait sans doute pour lui ni automne ni hiver.

« Adam », a-t-il dit en se tournant dans ma direction, ce qui lui a plongé le visage dans l’ombre. « C’est bien que tu aies pu te libérer.

— Content d’être là.

— Laura était vraiment heureuse que tu viennes. Elle attache beaucoup de prix à la famille.

— Sa cuisine en témoigne. Le rôti sent merveilleusement bon.

— Aucune idée. Je n’ai plus aucun odorat. La nourriture a un goût de sciure et de colle de farine.

— Désolé.

— Ce n’est pas ta faute. Ni celle de personne à part Dieu. Ça a l’air de marcher, pour toi.

— Je ne me plains pas.

— Tu travailles toujours pour ton club, là ?

— Ce n’est pas un club.

— Ouais, je sais, ils en ont parlé aux infos. Les Affinités. Elles sont partout, maintenant, non ? Comme les communistes. Ou les francs-maçons. Impossible de savoir si quelqu’un en est, s’il ne te le dit pas. Enfin, manifestement, tu n’as pas trop mal réussi là-dedans. Tant mieux pour toi, j’imagine. Mais bon, on ne peut pas s’en montrer fiers comme avec Aaron.

— Eh bien, au moins, tu as un fils dont tu peux te montrer fier. »