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Je me suis aperçu que je ne savais pas comment m’adresser à lui. Enfants, Aaron et moi avions appris à l’appeler « monsieur », mais je ne l’avais plus fait depuis le jour où il avait insulté Amanda. Il était des dizaines d’années trop tard pour commencer à lui donner du « papa ». Et que je l’appelle par son prénom serait pour lui une insulte mortelle.

Il a désigné le téléviseur, un petit Samsung d’au moins vingt ans. « Toute cette merde qui se passe.

— Du nouveau ?

— Y en a-t-il jamais un jour ? Des menaces pipeaux d’un côté comme de l’autre. De temps en temps, une bombe explose. La seule différence, cette fois, c’est que les bombes se font plus grosses. J’imagine que je ne vivrai pas assez longtemps pour voir qui il restera à la fin. J’ai du mal à le regretter vraiment. » Il a levé la main — elle tremblait un peu — pour lisser la mèche de cheveux grisonnants censée masquer sa calvitie. Son regard s’est fait vague. « Je veux te dire un truc. Tant que j’y pense, avant que j’oublie. C’est un problème que j’ai, maintenant : j’oublie.

— D’accord. À quel sujet ?

— Tu sais que j’ai vendu l’entreprise. Je ne pouvais pas résister éternellement à ces salauds des chaînes de magasins. Donc il y a de l’argent. Assez pour payer ma mort, assez pour subvenir aux besoins de Laura. Et il en restera encore plein après. J’ai fait rédiger un testament définitif par mon notaire. Aaron va hériter de la plus grande partie de l’argent. Désolé si tu en prends ombrage. Il se trouve qu’il était là quand tu ne l’étais pas. Il n’a pas besoin du fric, mais il en sera un bon gardien. Pour Geddy, j’ai mis en place un fonds de dépôt, Aaron a accepté de le gérer. Si tu te retrouves un jour dans la misère, parle-lui-en… je lui ai dit de te laisser ce dont tu as besoin, si tu en as vraiment besoin.

— D’accord.

— Comme j’ai dit, ce n’est pas pour t’insulter. Je pense à toi. C’est juste que… » Il n’a pas terminé sa phrase, peut-être avait-il perdu le fil de sa pensée.

Mais je ne me sentais pas insulté et je comprenais parfaitement. La famille était une hiérarchie. Mon père avait toujours été l’indiscutable patron. Aaron n’avait jamais ouvertement contesté cette position, même si je le soupçonnais de ne la respecter qu’à proximité du paternel. Il jouait à merveille le rôle du fils dévoué, alors que j’avais sauté sur la première occasion de quitter Schuyler et m’étais trouvé une famille plus agréable. C’était là le péché qu’il ne pourrait jamais pardonner.

« D’accord, ai-je répété.

— Quoi ?

— Aucun problème. Tu peux faire ce que tu veux dans ton testament, ça m’ira.

— Tu t’en contrefous, hein ?

— Ce n’est pas ce que j’ai dit.

— Mais c’est ce que tu voulais dire.

— Non. » J’ai fait un pas dans sa direction, ce qui a suffi pour que je sente la maladie sur lui. Plus elle progressait, plus le corps de mon père brûlait ses acides gras, ce qui produisait de l’acétone qui s’évacuait par ses poumons. Son haleine sentait le dissolvant. « Ce que je voulais dire, c’est que tu n’as pas besoin de te faire du souci pour moi, que tu n’es pas obligé de prendre soin de moi et que je n’attends rien de toi.

— Tu n’as jamais rien attendu de moi depuis ton départ. »

Ce qui n’était pas loin d’une vérité incontestable, mais ne valait pas la peine qu’on le reconnaisse. « Je crois que je vais redescendre. Tu dîneras avec nous ?

— Je me joindrai à vous. Je ne promets pas de manger. »

En approchant de la cuisine, j’ai entendu Geddy discuter avec maman Laura, flot de paroles enjouées que je n’ai pas eu le cœur d’interrompre. J’ai donc bifurqué vers la porte du sous-sol, dans lequel, avait dit Geddy, son amie Rebecca triait des cartons.

Elle a relevé la tête quand j’ai descendu les marches. Assise sur une des chaises pliantes vert pomme dont maman Laura avait débarrassé le jardin dix ans plus tôt, elle plongeait les mains dans une grande boîte portant l’inscription AFFAIRES DE GEDDY en enthousiastes lettres noires… œuvre du susnommé des années plus tôt. Le sous-sol était toujours aussi lugubre, avec ses plaques de plâtre sans apprêt, ses moellons à nu et son vieux lave-linge séchant qui évacuait l’humidité dans le monde extérieur par l’intermédiaire d’un tuyau d’aluminium poussiéreux. Rebecca Drabinsky avait l’air minuscule, au milieu des cartons dans ce que nous appelions le « coin entrepôt ». Elle s’est levée en me voyant. « Adam, me suis-je présenté.

— Ah oui, salut ! » Petit corps, petit visage, verres ovales qui lui agrandissaient les yeux, cheveux bruns frisés qui m’ont rappelé le fox-terrier d’un de mes camarades de tranche. Baskets d’une marque peu connue, jean, tee-shirt noir sous une chemise en flanelle non boutonnée. Elle aurait eu l’air à sa place dans n’importe quelle cafétéria d’université américaine, installée avec un livre ou une tablette. « Je ne t’ai pas entendu à la porte.

— J’étais juste à l’étage pour dire bonjour à mon père. Geddy allait nous présenter, mais il est occupé dans la cuisine. Tu explores ses vieilles affaires ? »

Elle a hoché la tête avec détermination. « Geddy m’a demandé de mettre de côté tout ce qui me paraît important et de faire éventuellement un peu de classement. Il veut rapporter ce qu’il y a de mieux chez nous. Il regardera tout ça lui-même, bien entendu. Mais je crois qu’il voulait que je voie ce qu’il laissait ici. Genre des bribes de sa vie d’avant notre rencontre. »

J’ai vu ce qu’elle avait sélectionné et mis de côté sur une couverture jaune jetée à même le sol de béton poussiéreux. Des livres de poche, dont j’avais offert certains à Geddy. Du papier à musique et des exercices datant de l’époque où il commençait le saxophone, plus des anches Vandoren neuves dans leurs boîtes d’origine. Une pile de vieux 33-tours de mamie Fisk. Elle parcourait à présent une boîte de dessins d’enfant. Je me suis souvenu que Geddy dessinait surtout des camions de pompiers, de très hauts bâtiments et des avions, et avec tant de méticulosité que cela ressemblait plutôt à des plans.

Mais Rebecca en tenait un différent à la main. « Il doit être de toi, celui-là », a-t-elle estimé en me le passant.

C’était, sur du papier d’imprimante jauni, le portrait au crayon que j’avais fait de Geddy quand il avait une dizaine d’années. Malgré tout, je m’en souvenais à peine. J’avais dû le faire à la carrière, vu les ébauches d’arbres et d’eau à l’arrière-plan. Terriblement amateur, mais qui réussissait à peu près à rendre le regard écarquillé de Geddy et son sourire tout en dents.

« Tu avais dû dire quelque chose de drôle, pour qu’il sourie comme ça.

— C’est un bon sourire. Je lui racontais des blagues juste pour le voir rire.

— Je comprends très bien. Quand il est heureux, il l’est véritablement… de tout cœur. »

Qu’elle le dise m’a donné bonne opinion d’elle. « Vous vous êtes rencontrés comment ?

— Eh bien, c’est une sacrée histoire. Je raconte aux gens qu’il jouait dans le métro de Boston, la première fois que je l’ai vu. Et c’est vrai, d’une certaine manière. J’ai dû passer des dizaines de fois devant lui à la station Davis. Mais ce n’est pas vraiment comme ça que je l’ai rencontré. Tu es tau, je crois ? »

La question manquait un peu de politesse dans le climat social de l’époque. Mais Geddy avait bien évidemment dû lui parler de moi. « Ouais, ai-je répondu avec prudence. Pourquoi ?

— Pour rien. J’aime bien les Taus. C’est la meilleure Affinité, à mon avis. Tu sais que Geddy a passé l’évaluation, à l’époque où ça se faisait avec InterAlia ? Il a été très déçu de ne pas avoir été pris. Au fond de lui, je crois qu’il voulait être tau comme toi.