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— Salut, Aaron. »

Jenny m’a serré dans ses bras. Un peu plus longtemps que nécessaire, mais j’ai essayé de ne pas y voir de message. Je ne pouvais m’empêcher de me demander si sa proposition tenait toujours.

Mais il ne semblait y avoir en elle ni indécision ni incertitude. La Jenny timide à la voix douce d’autrefois — celle ça-me-va-si-ça-te-va, celle que j’avais connue et vaguement courtisée adolescent — avait disparu, remplacée par quelqu’un non seulement de plus âgé, mais aussi de beaucoup plus cynique. Elle avait le regard méfiant, le sourire plus mécanique que sincère.

Maman Laura a annoncé le dîner dès qu’Aaron et Jenny ont posé leurs bagages et fait un brin de toilette. « Vous êtes arrivés juste à temps ! »

Nous avons pris place à table. Le bout de celle-ci est resté inoccupé jusqu’à ce que mon père descende d’un pas traînant, vêtu d’un pantalon habillé et d’une chemise blanche amidonnée qui flottait à présent atrocement sur lui. Nous avons attendu sans mot dire qu’il se laisse glisser sur son siège. Il a salué Jenny d’un signe de tête et adressé à Aaron ce qui se voulait sans doute un clin d’œil enjoué. « Bon, mangeons, a-t-il dit.

— Pas avant les grâces », a répondu maman Laura. Elle a demandé à Aaron de dire quelques mots, et celui-ci a baissé la tête pour rappeler au Seigneur que nous étions tous reconnaissants pour ce que nous étions sur le point de recevoir.

Quatre heures avant que les lumières s’éteignent.

Je caressais vaguement l’espoir que la maladie ait adouci mon père, mais je ne voyais pas grand-chose qui allait dans ce sens. Certes, il n’a pas fait de longues tirades et a semblé pendant presque tout le repas avoir renoncé à sa vieille habitude de corriger les opinions d’autrui. Il a mis dans son assiette une portion du jambon laqué de maman Laura et un monticule des patates douces confites de maman Laura, mais n’a guère fait que donner de petits coups de fourchette à toute cette nourriture. Il nous a tous regardés l’un après l’autre en s’attardant sur chaque visage comme s’il avait besoin de le mémoriser. Nous discutions aimablement mais sans élever la voix et il nous écoutait avec une expression indéchiffrable.

Puis, alors que nous nous resservions, Rebecca lui a demandé s’il y avait du nouveau en Inde.

Elle savait qu’il avait regardé les informations télévisées à l’étage et sans doute voulait-elle l’inclure dans la conversation. Intention tout à fait louable, mais j’ai retenu ma respiration et les autres convives avec moi.

Mon père a braqué les yeux sur elle avec une moue répugnée. Après un long moment sans autre bruit que le crissement de la fourchette de Geddy en train de donner la chasse aux petits pois dans son assiette, il a répondu : « Il y a des drones.

— Des drones ?

— Ouais, vous savez, les avions sans pilote ?

— Je sais ce que c’est, mais…

— Sans doute chinois. Lancés par leurs navires en mer d’Arabie.

— Des drones de surveillance ? » Le gouvernement indien se plaignait depuis des semaines de ceux des Chinois : ils en avaient abattu deux dont ils avaient exposé les débris.

« Non. Ils font sauter des choses. Grande nouvelle. »

Fraîchement nommé à un sous-comité des affaires militaires, Aaron a dressé l’oreille. « Ils font sauter quoi ?

— Des installations militaires. Des villes entières, peut-être. Ils n’en savent rien, à la télé. Plus aucun moyen de communication ne fonctionne dans tout le sous-continent.

— Bon Dieu ! » a lâché Aaron. Maman Laura l’a regardé d’un air peiné. « Désolé pour le juron, mais si la situation s’envenime vraiment, on risque de me rappeler à Washington. »

Il a voulu prendre son téléphone. « Aaron », l’a rappelé à l’ordre maman Laura avant que sa main atteigne le revers de sa veste.

« Il faudrait au moins que je vérifie mes messages.

— Les gens pour qui tu travailles ont le numéro d’ici ?

— Bien sûr, mais…

— Donc, en cas d’urgence, le téléphone posé sur la desserte sonnera. Profite du repas avec nous, d’ici là, peu importe ce qui se passe à l’autre bout de la planète. »

Ce n’était pas négociable. « Bien sûr », a dit Aaron, même si, pendant quelques minutes, il a jeté des coups d’œil réflexes sur l’écran vide et muet installé dans un coin de la pièce voisine. Je n’ai pu m’empêcher d’échanger un regard avec Jenny. Si la visite d’Aaron tournait court, il nous faudrait peut-être changer de plan. Ou renoncer à agir.

Mais la question de Rebecca semblait avoir poussé mon père à s’intéresser à elle. « Vous êtes la copine de Geddy, a-t-il dit alors même qu’ils avaient déjà été présentés.

— Entre autres choses.

— Ce qui veut dire que vous êtes beaucoup d’autres choses, j’imagine.

— Comme tout le monde, non ?

— Il paraît que vous faites partie d’un de ces groupes d’Affinités ?

— Pas vraiment, je…

— Adam, ici présent, travaille pour l’une d’elles. J’ai oublié laquelle.

— Il est tau, a répondu Rebecca, mais je ne suis membre d’aucune Affinité, monsieur Fisk. Je suis engagée dans New Socionome.

— Dans quoi ?

— New Socionome. Une espèce de collectif mondial qui cherche de nouvelles manières de mettre les gens en contact, hors du cadre des Affinités.

— Vous faites sans doute bien de ne pas l’appeler Affinité, vu qu’Aaron veut voter une loi contre.

— La loi Griggs-Haskell, a précisé mon frère. Vous en avez entendu parler ?

— Bien sûr, a répondu Rebecca.

— C’est juste un moyen de réguler une activité gênante et problématique. Je ne suis pas fana de régulation gouvernementale, mais en l’occurrence, on ne peut pas s’en passer. J’imagine que vous êtes d’accord, ayant choisi de ne pas faire partie d’une Affinité.

— En fait, non, je ne suis pas d’accord. Je pense que cette loi est inutile et pire encore. Telle qu’elle est rédigée, elle accordera des pouvoirs de surveillance à la plus grande Affinité, c’est-à-dire Het, ce qui ne fera que renforcer le poids politique d’une Affinité autoritaire. C’est une énorme connerie. » Rebecca a cillé dans le silence qui était tombé sur la tablée. « Euh, désolée, madame Fisk. »

Mon père était moins choqué par son langage que par son refus de se soumettre à Aaron. « Et votre club à vous, il fonctionne comment ?

— New Socionome n’est pas un club. Il réunit de petits cercles de gens de sorte à améliorer la coopération en vue de progresser vers des buts à long terme vaguement définis. Chaque cercle a une valence ouverte, ce qui veut dire qu’il peut s’étendre à sa convenance et inclure qui il veut. On peut comparer ça à la création du grain de poussière autour duquel se formera le flocon de neige.

— Tiens donc, a dit maman Laura tout aussi impressionnée que perplexe, je ne l’avais jamais entendu présenté comme ça. »

Mon père a repris la parole : « J’imagine que ce n’est pas un club particulièrement fermé. Tenez, pendant des années, le club de golf d’ici… On ne pouvait pas en faire partie si on était juif. Mais ils ont assoupli cette règle. »

Geddy a rougi, mais n’a rien dit. Rebecca a semblé… pas exactement surprise, mais à court de mots.

C’est maman Laura qui a fini par briser le silence. « Charles », a-t-elle lancé du ton qu’elle réservait en général aux enfants turbulents. Elle a attendu d’avoir toute l’attention de mon père… un regard squelettique, hostile. « Charles, nous savons tous que tu es malade. Je le sais mieux que personne, crois-moi. Les médecins m’ont dit exactement à quoi m’attendre. Je sais quel est mon devoir. Je te nourrirai si nécessaire, je te nettoierai, je pourvoirai à tes besoins. Pour parler franchement, je viderai ton bassin hygiénique le moment venu, ce pour quoi je n’attends aucun remerciement. Mais Geddy est venu avec une nouvelle amie dont il veut qu’on fasse la connaissance. Et je la trouve adorable. Et je suis ravie pour eux. Et le bonheur de mon fils compte énormément pour moi. Alors même si tu es malade, et même si ça a noué la langue à tout le monde autour de cette table, je ne te laisserai pas gâcher ce repas comme tu en as gâché tant d’autres. Sois poli ou ne dis plus rien, parce que j’ai bien l’intention que nous ayons un dîner agréable, avec ou sans ton aide. »