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Mon père l’a regardée bouche bée, les yeux comme des boules de billard dans une peau de papier crépon.

« En dessert, il y a du streusel à la pêche, a-t-elle ajouté. Ou des glaces, pour ceux qui n’aiment pas le streusel. Et je peux lancer une cafetière dès que tout le monde est prêt. »

La conversation s’est orientée vers un sujet moins sensible. Maman Laura a demandé à Jenny des nouvelles de sa mère. Ed Symanski, le père de Jenny, avait succombé un an et demi auparavant à un cancer de l’estomac. Sa mère continuait à vivre seule et en état de démence alcoolique dans la maison familiale, qui se délabrait de plus en plus. Jenny, qui venait d’obtenir la tutelle de sa mère, était en train de la faire admettre dans un centre d’hébergement de longue durée. Il en existait un de bonne réputation non loin d’Utica qui acceptait de prendre en charge l’alcoolisme et la confusion chronique de Mme Symanski, mais il y avait très peu de chances que cette dernière s’y laisse installer sans résistance.

Tout cela était vrai, mais servait aussi commodément d’excuse à Jenny pour rester à Schuyler après le week-end, en laissant Aaron repartir en avion à Washington. Et une fois son mari écarté, Jenny pourrait faire ce qu’elle avait accepté de faire pour Tau. Et pour elle-même, bien entendu. Surtout pour elle-même. Accessoirement pour Tau.

Mon père n’avait pas répondu à la réprimande de maman Laura. Il a gardé le silence durant le dessert, mais paraissait davantage somnolent que renfrogné. Il s’est excusé après le café et a laissé maman Laura le raccompagner à l’étage. Aaron est parti soi-disant aux toilettes, mais avait déjà commencé à sortir son téléphone en quittant la table. Nous n’avons pas tardé à l’entendre parler derrière la porte qui donnait sur le couloir, des questions courtes et inintelligibles, brouillées par la résonance dans un endroit clos.

« On devrait pouvoir allumer la télé dans le salon », a dit Jenny, signifiant ainsi qu’il serait préférable d’obtenir des informations que nous pourrions partager plutôt que d’insulter maman Laura en allant à la pêche aux nouvelles sur nos téléphones. Geddy a retrouvé la télécommande, en a pressé une touche. Le vieil écran s’est allumé paresseusement, déjà branché sur une chaîne d’information, image pixellisée montrant une étendue d’eau sous un ciel nocturne parsemé de lumières. La voix du journaliste débitait des hypothèses sans prendre le risque de s’engager : d’après nos derniers renseignements… le brouillard de la guerre… nous ne sommes pas en mesure de confirmer que…

Maman Laura a jeté un coup d’œil dubitatif au téléviseur en redescendant, puis a demandé de l’aide pour la vaisselle. Je me suis porté volontaire. C’était une tâche traditionnellement féminine dans la maison de mon père, mais il n’était pas là pour critiquer et maman Laura a accepté avec le sourire. Nous essuyions la porcelaine quand elle m’a interrogé sur Amanda : « Cette Indienne que tu as amenée ici il y a des années, tu continues à la voir ?

— Elle est canadienne, pas indienne. Et comme elle a déménagé en Californie, je ne la vois pas souvent.

— Dommage. Je l’aimais bien. Et je sais que toi aussi. Il y a quelqu’un de spécial, en ce moment ?

— Je connais beaucoup de gens spéciaux.

— Oui, dans ton Affinité. Mais je voulais dire quelqu’un de… j’imagine qu’on pourrait dire : spécial sur le plan intime. Une petite amie.

— Plein. »

Elle a posé sur l’égouttoir le plat de service Noritake ébréché qu’elle venait d’essuyer. « Je trouve ça triste. N’as-tu jamais envie d’être juste avec quelqu’un que tu aimes, tout simplement ?

— Est-ce toujours aussi simple ? »

Un sourire chagrin. « Peut-être pas. Et je vais te dire une chose, Adam, je n’ai jamais cru ce que ton père racontait sur Tau, comme quoi ce n’est qu’un ramassis d’homosexuels et de drogués.

— Eh bien, pas que. Mais on n’en manque pas.

— Je ne suis pas sûr que ce soit drôle.

— Ce n’était pas mon intention. »

Trois heures avant que les lumières s’éteignent.

Aaron nous a appelés dans le salon. Il venait encore de se servir de son téléphone, mais il l’a remis dans sa poche pendant que nous nous asseyions. Geddy a laissé la télé allumée, en baissant toutefois le son pour nous permettre d’entendre ce que mon frère avait à nous annoncer.

« Bon, maman Laura, je suis désolé, mais il faut qu’on rentre à Washington ce soir. Ils nous préparent un avion à l’aéroport, je n’ai plus qu’à appeler un taxi.

— C’est si grave que ça, ce qui se passe en Inde ? a demandé maman Laura.

— Personne n’en sait trop rien. Pour l’instant, aucune communication électronique n’en sort. On pense qu’un malware chinois a détruit toute leur infrastructure de télécommunication… les nœuds Internet, les centraux téléphoniques, les satellites et les stations-relais. »

La Chine était alliée au Pakistan et une petite flotte de ses navires stationnait en mer d’Arabie depuis plusieurs semaines, mais il s’agissait là de sa première intervention directe, si l’hypothèse du logiciel malveillant chinois se confirmait. « Selon toute hypothèse, nous avons plutôt affaire à un écran de fumée, a continué Aaron. La Chine n’attaque sans doute pas l’Inde, mais crée un rideau de fumée pour permettre au Pakistan de lancer une attaque sans que le reste du monde s’en rende compte. Elle limite peut-être aussi la capacité de réaction indienne. Nous en saurons davantage dans quelques heures, si nos propres communications ne sont pas affectées.

— Pourquoi le seraient-elles ? a demandé Rebecca.

— Ça fait partie de l’écran de fumée. Notre armée a les meilleurs satellites de surveillance au monde, mais près de la moitié ne communiquent plus rien. On a aussi des pannes de courant inexpliquées à New York, Los Angeles et Seattle. Une espèce de virus informatique très sophistiqué et bien ciblé, peut-être un effet secondaire des attaques sur l’infrastructure des Indiens. Et ça risque de continuer à se dégrader. C’est pour ça qu’on a besoin de moi à Washington. Le Congrès est convoqué demain matin en séance extraordinaire.

— On est en danger ? a demandé maman Laura.

— Personne n’est en train de nous bombarder, nous, si c’est ce que tu veux savoir. Mais une attaque d’infrastructure, techniquement, constitue un acte de guerre. Les Chinois déclinent bien entendu toute responsabilité. Personne ne sait vraiment comment la situation va évoluer. Elle finira par s’améliorer, mais peut-être qu’elle se gâtera d’abord. Jenny, fais les valises. Je vais appeler un taxi.

— Je reste », a dit Jenny.

Nous l’avons tous regardée.

« Ce n’est pas envisageable, a dit Aaron. Les transports vont être perturbés. C’est inévitable. Si tu ne rentres pas avec moi, ton séjour ici risque de durer bien plus longtemps que tu le penses.