— Raison de plus. Je ne peux pas laisser maman comme ça. Elle va finir par se blesser. Et… s’en occuper ne sera pas facile, mais je m’y étais préparée psychologiquement avant de venir. Remettre à plus tard serait difficile pour elle comme pour moi. »
Je me suis dit que c’était le moment critique. Si Aaron avait le moindre soupçon, la réticence de Jenny à rentrer en vaudrait confirmation.
Mais il n’a pas même jeté un coup d’œil dans ma direction et il n’y avait que du mépris dans le regard qu’il a posé sur Jenny. « Écoute, si c’est ce que tu veux…
— C’est ce que je veux.
— Eh bien… tu vas me manquer, bien entendu. » Il avait dit cela à l’intention de la famille. J’ai trouvé admirable que Jenny arrive à ne pas rouler des yeux. « Essayez de ne pas vous inquiéter, nous a-t-il dit ensuite. Ce sont de très mauvaises nouvelles pour les habitants de Mumbai, mais pour les Américains, ça se limitera au pire à quelques jours de désagréments. Je vous donnerai des nouvelles dès que possible.
— Monte donc dire au revoir à ton père, a suggéré maman Laura.
— Oui, bien sûr », a répondu Aaron.
Une autre limousine s’est arrêtée devant la maison pour emmener mon frère.
C’était une nuit au ciel dégagé, une nuit sans lune, fraîche mais pas froide. Une heure plus tard, nous aurions pu voir du jardin l’avion-taxi d’Aaron traverser le ciel entre l’aéroport régional et Washington, ses feux de navigation clignotant en rouge et vert dans l’obscurité. Deux heures plus tard, nous aurions pu voir du même endroit la Voie lactée éparpillée comme de la poudre de diamant, sans être gênés par la moindre pollution lumineuse venue de la ville. Car c’est à ce moment-là que les lumières se sont éteintes.
16
Enfant, je n’avais jamais considéré mon frère Aaron comme quelqu’un de méchant.
Il était emmerdant, bien sûr. Souvent. Et avec une indéniable touche de cruauté. La première fois que je l’ai remarquée — la première fois que sa méchanceté m’a paru un trait de caractère de mon frère et non relever des habituelles mesquineries de cour d’école —, j’avais neuf ans et Aaron en aurait douze la semaine suivante. C’était par un ennuyeux samedi matin dans le parc juste à côté de l’école, je lançais des balles de softball (le lancer était mon unique talent athlétique) pendant qu’Aaron s’entraînait à la batte. Ni lui ni moi n’avions la moindre chance d’intéresser une équipe de ligue, mais qu’Aaron n’arrive pas à frapper ma balle glissante m’emplissait d’une satisfaction prétentieuse.
Ses swings infructueux amusaient aussi Billy-Ann Blake, qui, installée dans les gradins vides, se moquait de lui avec gourmandise. C’était une grande fille pataude de dix ans qui vivait à trois rues de la nôtre et que ses parents laissaient courir ici et là vêtue d’une salopette en jean rose. Ce matin-là, avec le soleil d’été qui pesait sur nous dans le ciel bleu argenté, sans doute ressortait-elle tous les adjectifs scatologiques jamais parvenus à ses oreilles dans les tournois juniors de softball de la ville, ce qui en représentait un certain nombre. Frustré et embarrassé, Aaron rougissait un peu plus à chaque sarcasme de Billy-Ann. Il a fini par jeter la batte (« mauvais perdant ! » a glapi Billy-Ann) et quitter le terrain en lançant dans ma direction un laconique à plus.
J’ai récupéré gant, batte et balle avant de rentrer. Aaron est revenu vers midi, en sueur, d’humeur renfrognée et peu communicative.
Juste après le déjeuner, la maman de Billy-Ann Blake a frappé à la porte. Maman Laura a discuté quelques instants avec elle dans le salon, puis nous a appelés, mon frère et moi. Nous avons appris qu’alors qu’elle se promenait sur un des sentiers goudronnés du parc après s’être moquée d’Aaron, Billy-Ann avait été poussée assez fort dans le dos pour tomber tête la première et se faire une fracture du nez particulièrement sanglante. Elle était à l’hôpital avec son père, et si elle n’avait pas vu son agresseur, elle était certaine qu’il s’agissait d’Aaron Fisk.
Maman Laura a demandé à Aaron si c’était vrai. Il a soutenu son regard, l’air sombre et inquiet. « Non, a-t-il répondu sans perdre son sang-froid. Je veux dire, Billy-Ann nous regardait jouer à la balle, mais on est rentrés directement du parc. Ça doit être quelqu’un d’autre. »
Ayant passé la matinée dans la cuisine à préparer des plats qui seraient vendus le lendemain à la kermesse de la paroisse, maman Laura n’avait pas prêté attention à nos allées et venues. Elle a continué quelques secondes à dévisager Aaron avant de se tourner vers moi. « C’est vrai, Adam ? »
Je n’ai pas hésité. Je savais ce qu’on attendait de moi. « Ouais. On est rentrés directement. »
La maman de Billy-Ann est partie mécontente et maman Laura a peut-être eu des soupçons, mais on n’a plus jamais parlé de cette histoire dans la demeure des Fisk. Parce que Aaron était de l’or. Fils aîné, fierté de la famille, vedette de l’équipe de débats… nul sur un terrain de base-ball, peut-être, mais toujours choisi en premier au football et étoile montante de l’équipe de natation de l’école. Bien sûr, Aaron s’était emporté et ouais, il avait sans doute poussé Billy-Ann assez fort pour lui casser le nez. Mais ce genre de choses arrivait. Ça ne faisait pas de lui quelqu’un de méchant, si ?
Et mentir pour le protéger n’était rien d’autre que de la loyauté familiale. Même si maman Laura s’est mise à ne plus tout à fait avoir le même regard sur Aaron. Et parfois aussi sur moi.
Jenny Symanski passait beaucoup de temps chez nous, à l’époque, mais elle n’a jamais semblé porter comme nous Aaron aux nues. Et tant mieux. En ce qui me concernait, sa principale qualité était de me préférer à mon frère. Voilà pourquoi, des années après, même une fois tau, même après notre rupture, j’ai été stupéfait qu’elle l’épouse. Je pouvais flatter mon ego en me disant qu’elle s’était contentée d’Aaron parce qu’elle ne pouvait pas m’avoir, mais il était possible aussi qu’une espèce d’attraction mutuelle ait couvé inaperçue jusqu’à ce qu’ils soient en position d’y céder. Et, bon, pourquoi pas ? Aaron était à ce moment-là diplômé, impliqué dans l’entreprise familiale et déjà dans le viseur des pontes du parti républicain local ; j’étais quant à moi le geek distant et vaguement artiste qui avait échangé sa famille contre une espèce de club de rencontre prétentieux et amateur de fumette.
Geddy avait davantage gardé le contact avec eux que moi et c’est lui qui avait repéré les premiers signes de maltraitance. Il y avait fait allusion durant mon séjour à Vancouver, mais plusieurs mois avaient ensuite passé avant qu’il aborde le sujet à l’occasion d’un autre coup de fil.
« Il lui donne des gifles, avait raconté Geddy. Des coups de poing, des fois. Et peut-être pire.
— Vraiment ? Tu en as été témoin ?
— Quand je logeais chez eux. Je veux dire, je n’ai assisté à rien. Mais des fois, le soir, j’entendais crier. Et le lendemain matin, elle avait des bleus. Ou alors elle marchait en faisant un peu attention, comme quelqu’un qui souffre. Si bien que j’ai su. Et elle s’en est aperçue. Elle essayait d’en parler, de temps en temps. »
Jenny n’avait jamais été du genre à se plaindre, mais elle n’avait jamais non plus toléré les imbéciles. J’ai demandé à Geddy pourquoi elle n’avait pas porté plainte.
« Elle a peur qu’Aaron tire des ficelles pour étouffer sa plainte. Ce qui la mettrait dans une position encore pire. Mais elle y songe. »