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Une chose que j’avais apprise en regardant mes camarades de tranche se dépêtrer de leurs brides, c’était que les situations de ce genre ne s’arrangeaient jamais d’elles-mêmes. « Il y a des refuges, ai-je indiqué. Des gens qui peuvent lui donner des conseils juridiques. Geddy, si elle veut me parler, je peux sûrement mettre en place une ligne sécurisée. Aaron n’en saurait rien.

— D’accord. Je lui dirai. »

Mais elle ne m’a pas appelé. Et un an plus tard, Geddy m’a annoncé que le problème était résolu.

« Résolu comment ? Ils sont toujours mariés, non ?

— Ça faisait partie du marché. Jenny a décidé qu’elle avait besoin de preuves, tu comprends ? Alors elle a mis sa tablette dans la chambre en enregistrement vidéo. Soir après soir, jusqu’à ce qu’elle ait toutes les preuves dont elle avait besoin. Aaron qui lui crie dessus, qui la gifle, l’agrippe violemment, lui tire les cheveux… Il aime tirer les cheveux, tu le savais ? Et les menaces, aussi. Ce qu’il lui ferait si elle essayait d’en parler à quelqu’un et la manière dont il la mettrait sur la paille si elle le quittait. Parce qu’il a peur d’un scandale public. »

C’était là une autre facette de la personnalité de Jenny qui m’avait échappé : ce stoïcisme calculé, cette capacité à subir l’horreur le temps de concevoir l’outil avec lequel y mettre fin. Vingt-cinq minutes d’enregistrement vidéo, m’a dit Geddy, dont elle avait eu la sagesse de conserver des copies à divers endroits. J’ai imaginé une clé de stockage dans le coffre d’une banque de Washington, une police d’assurance, autrement dit.

Mais elle n’avait pas divorcé.

« Ça fait partie du marché. Elle garde la vidéo pour elle et joue la comédie du bonheur conjugal. En échange, ils mènent des vies complètement séparées, font chambre à part, prennent leurs vacances chacun de leur côté, il lui verse une allocation mensuelle et se porte caution pour son crédit automobile, ce genre de choses. Elle n’est presque pas obligée de le voir, à part aux manifestations publiques.

— Ça ne vaut pas une séparation claire et nette.

— C’est ce qu’elle veut, Adam. Elle a l’impression que ça lui donne du pouvoir sur lui. Elle met de côté tout l’argent qu’il lui donne au cas où il tenterait quoi que ce soit. Mais il voit d’autres femmes. Ce qu’il appelle de discrètes relations à court terme. Ce qui, d’après Jenny, veut grosso modo dire des putes de luxe et des filles levées dans des bars. »

Et cela avait continué ainsi jusqu’à ce que, deux mois auparavant, Jenny m’appelle elle-même. Sur le téléphone de Geddy (qui était à Washington avec son groupe), signe qu’elle se méfiait de son propre téléphone et donc que le torchon s’était remis à brûler avec Aaron.

Je n’ai pas reconnu sa voix tout de suite. Jenny fumait un peu en société à peu près depuis que je la connaissais, mais ses années avec Aaron avaient transformé cette habitude en véritable addiction à un paquet par jour, aussi sa voix était-elle un dessin au fusain de celle dont je me souvenais. Elle avait également perdu toute indécision. « Tu as dit un jour à Geddy que tu étais prêt à m’aider. C’est vrai ? »

J’ai été pris de court. « Bien entendu. Mais je ne suis pas sûr que… enfin, je…

— Je sais que Geddy t’a raconté, pour Aaron et moi. Je n’ai pas besoin de revenir dessus, du coup, si ? »

Je lui ai dit ce que je savais. « Et donc, tu avais un arrangement avec Aaron… j’imagine que la situation a changé ?

— Je veux rendre ça public. Je veux que la vidéo devienne virale. Mais je ne peux pas juste la mettre en ligne. J’ai besoin de conseils juridiques. Et de protection. J’ai pensé à toi parce que je sais qu’Aaron s’est acoquiné avec la sodalité het et que ça ne plaît pas à Tau. »

C’était l’époque où le projet de loi Griggs-Haskell était examiné en comité. Damian et d’autres dirigeants de sodalité s’étaient intéressés à la manière dont voteraient divers parlementaires. Aaron faisait partie de ceux que le lobby het avait mis dans sa poche. Sa campagne électorale avait largement bénéficié de financements dont nous avions pu faire remonter l’origine à de riches contributeurs hets. Donc oui, Tau avait intérêt à voir Aaron discrédité, si ça influait sur son vote. Même si j’ai regretté un instant que Jenny l’ait formulé avec une telle brutalité. De toute évidence, elle ne comptait pas trop sur ma hauteur morale.

« Je peux en toucher un mot à certaines personnes, si tu veux. Puis-je te demander ce qui t’a fait changer d’avis ? »

Elle s’est tue un instant avant de répondre d’une voix impassible : « Aaron est dans ce qu’on appellerait, j’imagine, une relation extraconjugale de longue durée.

— Et ça ne te plaît pas ?

— Je me fous complètement des aventures d’Aaron. Sauf que… j’ai rencontré cette femme. C’est quelqu’un de tout à fait banal, qu’il arrive malgré tout de croiser dans les cocktails. Assez jolie, mais effacée et timide, comme Aaron les aime. Et ces derniers temps, j’ai été frappée par sa manière de s’habiller. Des manches longues en été. Et par sa manière de marcher, des fois. Je suis tombée sur elle dans les toilettes de la Blue Duck Tavern, elle était en train d’étaler du maquillage sur ce qui ressemblait à un gros bleu. Pas besoin d’être Sherlock Holmes pour additionner deux et deux.

— C’est ça qui t’a fait changer d’avis ?

— Bien sûr. Parce que je croyais avoir résolu un problème. Alors que j’avais uniquement résolu le mien. Le véritable problème, c’est Aaron. Il continue comme avant. La seule différence étant que c’est une autre qui en souffre.

— Et tu veux empêcher Aaron de continuer.

— Je veux faire savoir au monde entier qu’il bat les femmes, bordel. Ou du moins mettre le plus de gens possible au courant. »

D’accord : j’ai promis d’en parler à quelqu’un pour voir si Tau pouvait l’aider. Puis j’ai demandé : « Sinon, ça va ? Bon Dieu, Jenny… je ne t’ai pas parlé depuis plus de dix ans.

— Merci, Adam. » Sa voix a perdu de son intensité. « Je suis pas mal occupée, en fait. Pas le temps de bavarder. Mais en cas de besoin, tu peux me joindre par l’intermédiaire de Geddy. »

17

Les lumières se sont éteintes ce soir-là dans toute l’Amérique du Nord et presque dans le monde entier, mais vu de Schuyler, du moins au début, cela ressemblait à une banale panne de courant.

Nous avons donc réagi comme tout le monde dans une telle situation. Geddy a jeté un coup d’œil dehors et annoncé que tout le quartier était dans le noir, aussi avons-nous su qu’il ne s’agissait pas d’un simple problème de fusibles. Me tendant une torche électrique sortie d’un tiroir de la cuisine, maman Laura m’a envoyé au sous-sol récupérer les bougies qu’elle y gardait en cas d’urgence. (Une vieille boîte de ces bougies de deuil juives qu’elle avait dû acheter dans le minuscule rayon kasher du supermarché local. J’étais certain que maman Laura ne savait pas à quoi elles servaient, même si elle a fait grimacer Rebecca en commençant à les allumer.) Jenny a essayé d’appeler sa mère, mais son téléphone ne fonctionnait plus non plus. Maman Laura est montée voir si mon père était toujours réveillé (il dormait) et prendre la radio à piles sur leur table de chevet.

Nous nous sommes rassemblés dans le salon. Geddy a posé le poste sur la table basse et monté le son. C’était un vieux modèle analogique avec lequel nous n’avons réussi à capter qu’une station locale. Le présentateur de l’émission vespérale d’information et de résultats sportifs avait du mal à suivre la situation : d’après lui, la panne de courant touchait tout le continent, l’Internet filaire comme mobile était perturbé et ne fonctionnait que par intermittence. Le gouvernement fédéral n’avait fait aucune déclaration officielle « à ma connaissance ». Il a conseillé aux gens de rester à l’abri chez eux. A répété l’hypothèse d’Aaron, sûrement rendue publique par les agences de presse peu avant que le black-out soit total : les problèmes de télécommunication et d’électricité étaient sans doute dus au virus malveillant qui avait été mis en circulation en Inde, mais s’était propagé hors de tout contrôle. On ne disposait toujours d’aucune information fiable en provenance de cette partie du monde, toutefois les derniers billets postés sur les médias sociaux depuis la ville de Surate parlaient d’« un nuage brillant et d’une colonne de fumée » dans la direction de Mumbai, à plus de cent cinquante kilomètres. « Mais bien entendu, cela ne prouve rien », a ajouté le présentateur.