« C’est vraiment affreux », a dit maman Laura.
Mumbai. Il y avait là-bas des parents d’Amanda. Ainsi que des communautés taus, sans compter tous ceux qui auraient été taus s’ils avaient passé l’évaluation un jour. De la famille d’un autre genre.
J’ai emporté une bougie aux toilettes, où j’ai essayé d’appeler Trev. Mais mon téléphone ne fonctionnait pas davantage que celui de Jenny, si bien que je ne pouvais pas contacter mon équipe. D’où toute une nouvelle série de problèmes, dont il me fallait maintenant discuter avec Jenny.
Heureusement qu’elle fumait, ce qui augmentait nos chances d’avoir une conversation en tête à tête. Maman Laura n’autorisant aucune cigarette allumée à l’intérieur, Jenny s’est excusée pour sortir sur la terrasse. Geddy et moi l’avons suivie, mais Geddy a précipitamment rebroussé chemin dès qu’elle a sorti son paquet de Marlboro… il détestait l’odeur de tabac en combustion. J’ai attendu que la porte à moustiquaire se referme derrière lui.
Jenny m’a regardé avec prudence dans la nuit fraîche, mais sans vent. La lune montante adoucissait ses traits, lui rendant presque son air d’avant, de l’époque où Jenny Symanski et Adam Fisk traînaient ensemble. « Bon, et maintenant ? »
Le plan initial était admirable de simplicité. Jenny voulait que Tau la protège. Non seulement d’Aaron mais de la tempête médiatique qu’elle provoquerait en publiant la vidéo. Une conférence de presse officielle, une déclaration officielle, la signature d’une déposition sous serment, puis elle voulait disparaître. Parce que, comme elle l’avait dit pendant notre première discussion sur le sujet : « Ça va non seulement détruire la carrière d’Aaron, mais me mettre moi dans l’embarras. Sur cette vidéo, je me vois qui… comment dire ? Qui m’aplatit. Qui rampe. Comme un chien battu ! C’est humiliant, bordel. Ce n’est pas vraiment ce que je veux montrer au monde.
— Mais tu ne t’aplatissais pas, ai-je réagi. La vidéo n’existerait pas, sinon, elle existe parce que tu ne rampais pas, que tu ne le laisses pas s’en tirer. »
À la fin du week-end, j’étais censé conduire Jenny dans une enclave tau à Buffalo, sous la protection de Trev et de ses agents de sécurité, et après une conférence de presse organisée à l’avance, nous lui aurions fait franchir la frontière canadienne. Elle voulait une rupture radicale avec son passé et c’est ce que nous lui avions promis : notre propre version du programme de protection des témoins. Une nouvelle identité avec tous les papiers adéquats, un nouveau logement dans une agréable ville universitaire de l’ouest du pays. Un travail, si elle en voulait un. La sodalité avait les moyens d’assurer de manière simple et invisible l’emploi des camarades taus… et des compagnons de route, en l’occurrence. Une fois la vidéo rendue publique, Jenny pourrait être reconnue, mais le risque me paraissait minime : elle avait ce genre de physique agréable mais ordinaire qu’on peut rendre complètement anonyme avec une nouvelle couleur de cheveux et une nouvelle garde-robe.
« On devrait continuer comme si rien n’avait changé », ai-je dit alors que beaucoup de choses avaient changé. La crise internationale pourrait provoquer le report du vote de la loi Griggs-Haskell, déjà. Et on ne pouvait publier une vidéo ni organiser une conférence de presse tant qu’il n’y avait pas de courant. « On part lundi matin pour Buffalo. D’ici là, on aura peut-être une meilleure idée de ce qui se passe dans le reste du monde. Je dois aussi trouver le moyen de joindre mon ami Trevor au Holiday Inn. » Je n’ai pas parlé du contingent d’hommes de main hets qu’il avait repérés en arrivant. Inutile d’inquiéter Jenny avec ça. « Et il nous faut notre propre copie de la vidéo.
— Pas de problème, a-t-elle doucement répondu. Tout de suite ?
— C’est aussi bien. »
Elle m’a regardé au fond des yeux comme si elle y cherchait une espèce de réconfort. Puis elle a farfouillé dans son sac à main, d’où elle a sorti une clé de stockage bon marché qu’elle m’a mise dans la main.
Elle a fini sa cigarette en écoutant la nuit avec moi. Dans les maisons voisines, des bougies se déplaçaient derrière les fenêtres obscures comme des fantômes incapables de tenir en place. Le jardin donnait sur un terrain marécageux où des grenouilles-taureaux poussaient des coassements dans lesquels maman Laura entendait « djagorom ». Jenny et moi en avions attrapé un énorme spécimen, à peu près un an avant que la puberté se mette à compliquer notre relation. Un animal de quinze centimètres… je l’avais tenu immobile pendant que Jenny le mesurait du museau à la queue avec un mètre à ruban déniché dans la trousse à couture de sa mère. Il avait coassé toute la nuit dans un carton dans le garage de Jenny, et au matin, ses parents l’avaient obligée à le relâcher.
« Ça doit te faire bizarre d’être revenu », a-t-elle dit.
J’ai haussé les épaules.
« Moi, ça me fait bizarre. Tous ces souvenirs qui se superposent, tu sais, comme une photo exposée plusieurs fois. Les choses qu’on faisait à l’époque. Quand je regarde Geddy, je continue à voir un gamin emprunté et potelé. Tout cet enthousiasme dément qu’il ne pouvait pas garder en lui. Tu penses à ce genre de choses, des fois ?
— Ça m’arrive.
— Et à ta famille ?
— Bien sûr. De temps en temps.
— Parce que je pense que ça doit faire bizarre, de revenir ici pour voir ton père plus ou moins sur son lit de mort et pour te préparer avec moi à donner à Aaron un vilain billet pour l’obscurité. »
J’aurais presque voulu pouvoir lui dire que ça m’inquiétait tellement que je n’en dormais plus.
« J’ai une famille différente, maintenant, ai-je répondu. J’espère que je ne vais pas passer pour un monstre sans cœur, mais dans cette maison, j’ai surtout reçu de l’amour de mamie Fisk et ça fait longtemps qu’elle nous a quittés. Je suis désolé pour mon père. Vraiment. Mais je n’ai jamais été beaucoup plus pour lui qu’une pensée après coup et une distraction. Il m’a nourri, toléré, et offert une place dans sa demeure. Ce pour quoi il mérite d’être remercié, j’imagine. Mais ça n’est absolument pas de l’amour et je ne peux pas dire que je l’aie vraiment aimé un jour. »
Jenny m’a regardé comme de très loin. « Ouais, ça te donne un peu l’air sans cœur.
— Les premières personnes à m’avoir accueilli chez elles avec un authentique amour sont deux vieilles femmes qui ont une grande maison à Toronto. J’imagine que mon père les traiterait de vieilles gouines pleines de fric. Je continue à vivre chez elles quand je ne suis pas sur la route. J’aime tous ceux qui habitent là-bas avec moi. L’une de ces femmes, Loretta, est morte il y a deux ans. Cancer, pas très différent de celui de mon père. J’ai pleuré quand elle est morte et elle me manque tous les jours, encore maintenant. Je sais ce que c’est que le deuil, Jenny. Je sais d’où il vient et comment les gens méritent qu’on porte le leur. »