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Elle a soufflé de la fumée en direction des étoiles. « D’accord. Le plus curieux, c’est que je ressentais la même chose dans cette maison, à l’époque où mes vieux étaient saouls, ou se disputaient, ou les deux à la fois. Je venais ici parce que mamie Fisk était gentille avec moi, que maman Laura ne criait jamais, que j’aimais bien être avec toi et que Geddy était très divertissant. Et si Aaron m’ignorait, c’est juste parce qu’il était plus âgé et tellement doué pour tout. Certains soirs, je n’arrivais à m’endormir qu’en me racontant que cette famille était la mienne et que j’avais uniquement été obligée de rentrer parce que j’étais née à la mauvaise adresse. »

C’étaient des mots marquants. Née à la mauvaise adresse.

« Alors peut-être que je pense davantage que toi à cette époque, a conclu Jenny.

— Possible.

— Mais j’en doute, parce qu’il y a des choses qu’on ne quitte pas comme ça.

— Ça fait longtemps que j’ai quitté cet endroit. »

Elle a eu un sourire pincé et sans humour. « Eh bien, il y a une chose qui n’a pas changé : tu mens toujours aussi mal.

— J’espère que non. Mon travail actuel est plus ou moins celui d’un diplomate. J’aide Tau à négocier des accords avec les autres Affinités. J’ai besoin de mentir de temps en temps. Je suis un des meilleurs menteurs qu’on ait. »

Elle a écrasé sa cigarette sur le rebord d’un des gros cache-pot en céramique de maman Laura. « Alors que le ciel nous vienne en aide, à Tau et à nous. »

J’ai fait deux autres tentatives pour joindre Trevor Holst, sans succès. J’avais à lui parler, mais il allait apparemment falloir attendre le lendemain matin. Il était tard. Voulant ranger la cuisine pour la nuit, maman Laura nous avait laissés autour de la radio, qui ne nous a rien appris. Geddy a commencé à bâiller.

On a alors frappé quelques coups à la porte d’entrée. « J’y vais », a lancé maman Laura depuis la cuisine. Nous avions déjà eu deux visites ce soir-là : des voisins qui disposaient d’un groupe électrogène et nous invitaient à venir les voir si nous avions besoin de quoi que ce soit. J’ai pensé à une troisième visite de ce type jusqu’à ce que j’entende maman Laura étouffer un petit cri d’inquiétude.

Nous avons tous bondi sur nos pieds, mais j’ai été le premier à attraper une torche électrique et à rejoindre maman Laura figée sur le seuil avec la main devant la bouche. Braquant le faisceau lumineux à l’extérieur, j’ai découvert ce qui l’avait effrayée : un immense homme de couleur avec des tatouages complexes sur le visage et du sang qui lui coulait d’une entaille au-dessus de l’œil droit.

« Bon Dieu, Trevor, ai-je réussi à dire.

— Pardon, s’est-il docilement excusé. J’aurais appelé pour prévenir, si…

— Adam, a demandé maman Laura, tu connais cet homme ?

— C’est un ami à moi. Maman Laura, je te présente Trevor Holst. »

Elle s’est détendue et a libéré l’air qu’elle retenait dans ses poumons. « Oh. Alors entrez, monsieur Holst. Vous semblez blessé… je vais chercher la teinture d’iode et de quoi vous nettoyer. »

Trevor avait manifestement besoin de me parler en privé, mais nous devions en passer par les présentations et explications. Je l’ai emmené dans le salon. La lueur des bougies le rendait encore plus impressionnant : ses tatouages kirituhi semblaient d’un noir d’encre et des gouttes de sang avaient dégouliné par l’arête de son nez pour aller sécher sur ses joues comme des larmes. Il s’est installé comme il a pu sur une chaise en affichant son plus grand sourire salut-je-ne-suis-pas-méchant, mais même celui-là paraissait un peu fourbe.

Je l’ai présenté comme un ami tau qui voyageait avec moi et logeait au Holiday Inn pour le week-end. Trev a mis son entaille sur le compte de la panne de courant : « Les réverbères se sont éteints et je me suis cogné dans l’un d’eux. À l’hôtel, tout un groupe essayait d’avoir des chambres… un bus est tombé en panne aux limites de la ville et le chauffeur n’arrivait à joindre personne pour avoir de l’aide. Du coup, j’ai laissé ma chambre à un couple âgé du Tennessee. Je prévoyais de changer pour le Days Inn, mais il est complet aussi. C’est pour ça que je suis venu te dire que je n’avais nulle part où dormir et me faire éventuellement conseiller deux ou trois endroits… je pensais à un de ces motels plus loin sur la nationale, presque à la limite du comté. »

Maman Laura était déjà redescendue avec une cuvette d’eau tiède et des gants de toilette. Elle a posé la cuvette sur la table basse avant de se pencher sur Trevor pour lui nettoyer le front. « Un autre soir, je vous recommanderais d’aller vous faire poser quelques points de suture à la Creekside Clinic. Vous vous êtes bien ouvert. Il restera peut-être une cicatrice. Mais pour le moment, vous vous en sortirez avec un bandage en coton. Quant à ces motels sur la route, ils grouillent de punaises des lits. Vous pouvez passer la nuit ici, monsieur Holst.

— C’est très généreux de votre part, madame Fisk…

— Il va vous falloir dormir dans le lit du grenier, j’en ai peur, même si vous êtes beaucoup trop grand pour lui. Ça vous convient ?

— Parfaitement. Merci. Appelez-moi Trevor, je vous en prie.

— Tout le monde m’appelle maman Laura.

— Merci, maman Laura. »

Elle a souri. « Il n’y a vraiment pas de quoi. Vous disiez que vous voyagiez avec Adam ?

— New York-Toronto via Schuyler.

— Honte à Adam de vous avoir laissé au Holiday Inn, dans ce cas. Ses amis sont toujours les bienvenus ici. »

Trev m’a jeté un coup d’œil amusé. Ouais, honte à toi. « C’est moi, je ne voulais pas m’imposer dans une réunion de famille.

— C’est gentil de votre part, mais je pense que ça a cessé de n’être qu’une réunion de famille quand on n’a plus eu de lumière. »

En faisant le lit au grenier, maman Laura a retrouvé un très vieux poste radio pour faire la paire avec celui que nous avions déjà descendu au salon. Geddy a mis des piles neuves dans l’appareil, qu’il a emporté à l’étage quand Rachel et lui sont allés se coucher.

Ainsi, nous avons pu parler, Trev, Jenny et moi. Trev a dit à Jenny que c’était lui qui conduirait pour aller à Buffalo et qu’il assurerait sa sécurité. Elle a regardé son crâne bandé. De toute évidence, le plan ne se déroulait pas comme prévu. Mais elle a hoché la tête avant de monter sans poser davantage de questions.

Ce qui m’a permis de lancer : « Bordel, Trevor, mais qu’est-ce qui se passe ? »

Il a répondu à voix basse : « On a perdu nos agents de sécurité. Les deux voitures. J’étais dans celle de tête, on faisait le tour de la ville pour prendre nos marques. Ça devait être une heure avant que les lumières s’éteignent. Ces putains de Hets nous ont tendu une embuscade, ils ont forcé nos deux voitures à faire une sortie de route. La mienne est tombée dans un fossé, l’autre a heurté une jardinière en béton. C’est Tracy Guitierrez qui conduisait… elle est à l’hôpital du coin avec la plupart de mes autres gars, pas gravement blessée, mais HS pour le moment, en tout cas. Elle a perdu un bon paquet de peau sur la droite du visage. Ceux d’entre nous qui étaient encore capables de marcher sont partis juste après avoir appelé les secours. Je ne voulais pas qu’on soit obligés de perdre du temps à raconter des salades aux flics pendant que les Hets avaient les mains libres. Et là, panne de courant. J’ai dû venir à pied. »