J’ai assimilé tout cela. C’est la blessure de Tracy qui m’a vraiment mis en colère. Tau depuis assez peu de temps, elle était donc encore pleine de ce vertige oh-mon-Dieu-je-suis-enfin-chez-moi. Je voulais faire souffrir quelqu’un de sa part. Et il n’y avait pas besoin de télépathie tau pour sentir que Trev irradiait un sentiment analogue comme un poêle à bois irradie la chaleur.
Mais nous devions nous montrer malins sur ce point-là aussi.
« Il faudrait savoir pourquoi les Hets ont fait ça, ai-je dit.
— J’y ai réfléchi en venant. Ils savent manifestement qu’il se trame quelque chose. Et sans doute aussi qu’il y a un rapport avec Jenny. À mon avis, ils ont eu vent de notre plan. Et ils ont bien l’intention de nous mettre des bâtons dans les roues.
— Comment ?
— Si je savais. Tu as pu contacter Damian ou Amanda ?
— Non.
— Moi non plus. Il va donc falloir nous débrouiller tout seuls. D’un autre côté, les Hets sont dans la même situation. Et ils craignent, quand il faut agir sans ordre, ce qui nous donne peut-être un peu de temps.
— Qu’est-ce que tu suggères ?
— Pour ce soir, que quelqu’un monte la garde. Toi et moi, j’imagine. Il faut que l’un de nous deux ouvre l’œil en permanence. Demain matin, on prend ta voiture pour sortir Jenny Fisk de la ville aussitôt que possible. Qu’est-ce que t’en dis ?
— Ça m’a l’air pas mal.
— Alors qui prend le premier tour de garde ?
— Moi. Tu as l’air d’avoir besoin de repos. »
Il n’a pas protesté. « Conduis-moi au grenier. » Il a consulté sa montre. « Et réveille-moi à trois heures. Ou avant, si tu repères quoi que ce soit de suspect. »
Il dépassait d’au moins trente centimètres du lit pliant que lui avait installé maman Laura, mais il a réussi à se mettre à son aise. De retour au rez-de-chaussée, j’ai soufflé les bougies et placé une chaise à un endroit de la baie vitrée d’où on voyait la rue. Je me suis servi du café froid à la cafetière restée dans la pièce après le dîner et j’ai commencé à scruter les ténèbres.
18
Je montais la garde depuis une soixantaine de minutes, luttant contre le sommeil à proximité de la fenêtre, quand un hurlement a retenti dans le couloir du premier étage, aussitôt suivi de grands cris.
J’ai attrapé une lampe torche avant de me ruer dans l’escalier. Mais à mon arrivée sur le palier, je n’ai vu que mon père par terre en pantalon de pyjama blanc, maman Laura penchée sur lui et, au bout du couloir, Trev l’air surpris et penaud.
Mon père s’était apparemment levé pour aller aux toilettes en s’éclairant avec une des bougies juives de maman Laura sur une soucoupe. Trouvant porte close, il avait frappé et secoué la poignée, pour lâcher sa bougie en hurlant quand la porte s’était ouverte. En hurlant parce qu’il dormait au moment où Trev était arrivé et que maman Laura avait oublié de le prévenir que s’il avait besoin de se soulager en pleine nuit, il risquait de croiser un robuste inconnu de cent dix kilos au visage recouvert de tatouages. Il avait laissé tomber la bougie (qui avait roulé, éteinte, jusqu’au sommet des marches) et réussi à reculer de trois pas avant de se prendre les pieds dans une carpette en tricot. Sortie précipitamment de la chambre, maman Laura avait découvert son mari par terre près de Trev qui lui demandait en boucle : « Ça va, mec ? »
C’était vraisemblablement la première fois qu’on appelait mon père « mec ». Il ne le prenait pas bien. Une fois sa frayeur passée, son agressivité a très vite repris le dessus. « Qui vous a invité, bordel ?
— Moi, ai-je répondu avant de ramasser la bougie. Je te présente Trevor, un ami.
— Tu as des amis foutrement bizarres !
— Il lui fallait un endroit où passer la nuit.
— Bienvenue à l’hôtel Fisk, alors !
— Ne sois pas désagréable », lui a dit maman Laura tout en l’aidant à se relever. Il portait un pyjama, ce qui dissimulait mal l’ampleur de sa perte de poids. Ses genoux pointaient sous le tissu en coton blanc comme des cordes à nœuds. Il n’avait pas de ventre, mais une déclivité sous le tonneau du thorax. « Et évite de jurer. Reviens te coucher, Charles.
— Je n’ai toujours pas pissé, bon Dieu ! »
Même à la lueur de la bougie, j’ai vu maman Laura rougir. « Eh bien, vas-y. »
Il a répondu d’un grognement avant de se diriger vers les toilettes en contournant Trev comme s’il était radioactif. Puis il s’est arrêté pour se retourner vers moi. « Pas étonnant que ce soit un des tiens », a-t-il lancé.
Maman Laura s’est excusée pour toute cette agitation. Trev m’a suivi en bas.
« À part ça, a-t-il demandé, du nouveau ?
— Rien à signaler.
— D’accord. Tu veux que je te relève maintenant ? Je suis complètement réveillé, après tout.
— Moi aussi. Tu devrais essayer de dormir encore deux ou trois heures. »
Il m’a laissé et j’ai regagné ma chaise. Dehors, la rue était encore et toujours déserte. Silence à l’intérieur comme à l’extérieur, jusqu’à ce que j’entende d’autres pas dans l’escalier. Cette fois c’était la compagne de Geddy, Rebecca, pieds nus et vêtue d’une chemise de nuit en coton. Sa maigreur et sa couronne de cheveux bruns lui donnaient l’air d’un coton-tige trempé dans de la peinture noire. « J’arrive pas à dormir, a-t-elle expliqué en me voyant. Avec ce bruit et tout. »
J’ai demandé sans réfléchir : « Ça n’a pas réveillé Geddy ?
— Je suppose que non. On fait chambre à part, je te rappelle. »
Bien sûr : jamais le protestantisme de maman Laura n’aurait accepté qu’un couple non marié dorme dans le même lit sous son toit. Rebecca est allée dans la cuisine, je l’ai entendue ouvrir et refermer le réfrigérateur. Elle est revenue avec un verre de lait. « J’ai mis le reste de la brique au congélateur, il est encore un peu froid. Mais si la panne dure, vous allez finir par devoir jeter ce qui est périssable. Ça te dérange si je m’assois ? »
Ça me dérangeait, parce que sa présence m’empêcherait de me concentrer sur la rue, mais comme je ne pouvais pas le dire, j’ai haussé les épaules. Elle s’est laissée tomber dans le grand fauteuil autrefois réservé à mon père. « J’imagine que tu n’arrivais pas à dormir non plus.
— Je dors peu, de manière générale.
— Ah oui ? » Elle a pris une gorgée de lait.
Dehors, une voiture est passée. Sans s’arrêter. Je l’ai suivie des yeux jusqu’à ce que ses feux disparaissent au carrefour. « Désolé pour les bougies.
— Je n’ai pas de religion et je ne fais pas de sentiment avec ces bougies de deuil. Même si j’en allume toujours une à Yom HaShoah, comme toute ma famille.
— Tu as une grande famille ?
— Ça en a l’air, quand on se retrouve pour les vacances.
— Tu leur as présenté Geddy ? »
Elle a bu un peu de lait, s’est essuyé la lèvre avec le poignet. « Mon petit ami goy ? Bien sûr. Ils l’adorent. Aucun problème, à part avec deux cousins orthodoxes dont personne ne prend les opinions au sérieux. Un moment gênant de temps en temps, pas de quoi en faire un plat.
— Aussi gênant que tout ça ?
— Bon, peut-être pas tout à fait. Mais Geddy m’avait dit à quoi m’attendre, surtout avec son père. Donc aucune surprise à ce niveau. Et je sais comment c’est, avec les familles. »