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J’ai hoché la tête et regardé par la fenêtre.

« Les familles traditionnelles, je veux dire. Ton copain Trevor est mignon, au fait. J’aime bien la manière dont tu te comportes avec lui. On voit qu’il y a vraiment de l’amour entre vous. »

Son sixième sens à gays s’était sûrement réveillé dès qu’elle avait vu Trevor et je me suis demandé sur quoi se basait sa supposition quant à la nature de notre relation. Mais bon, pourquoi pas. On pouvait en effet dire qu’il y avait vraiment de l’amour.

« Faire partie d’une Affinité doit être comme ça. Selon moi. Je veux dire : toutes ces merveilleuses et complexes relations qui surgissent quasiment du néant… un million de possibilités, un million de parfums de bonheur potentiel. Tu étais dans les premiers, pas vrai ? Ça devait être génial, à l’époque.

— Ça l’est toujours. Et puis je croyais que tu désapprouvais.

— Non, c’est très bien ! Enfin, oui, je désapprouve, en un sens, mais pas ce qu’une Affinité t’apporte.

— Avec quoi tu n’es pas d’accord, alors ?

— Avec le fait que c’est dans une Affinité. Qu’il y a un mur autour. Tout ça à cause de Meir Klein… il savait qu’une utopie ne convient jamais à tout le monde. On pourrait réunir cent personnes qui mèneraient peut-être des existences meilleures, plus libres, plus pleines, plus heureuses, plus coopératrices… mais seulement les cent bonnes personnes, on ne peut pas les choisir au hasard dans la rue. Donc, une fois qu’on sait quoi mesurer et comment faire les calculs, tadam : les vingt-deux Affinités. Vingt-deux jardins, vingt-deux murs autour d’un jardin. Personne ne conteste que ce soit chouette à l’intérieur, pour qui arrive à entrer. Mais réfléchis à ce que ça veut dire pour ceux qui n’y entrent pas. Tu les sépares soudain des gens qui collaborent le mieux. Ce qui les place eux aussi dans un jardin clos, sauf que ce n’est pas vraiment un jardin, vu que tous les jardiniers compétents ont foutu le camp et que les arbres n’ont pas beaucoup de fruits. Et un jardin clos qui n’est pas un jardin ressemble à autre chose. Il ressemble à une prison.

— Métaphore très parlante, mais…

— Et ce n’est pas le seul problème, m’a-t-elle interrompu. Vous avez créé vingt-deux groupes — vingt-trois, en comptant les gens qui ne sont admis dans aucun — aux intérêts contradictoires. L’important pour les Affinités, c’est la coopération à l’intérieur du groupe et non entre eux. Et donc, bon, un nouvel ordre mondial, vingt-trois espèces de groupes ethniques et de métanations… qu’est-ce qui les empêche de se faire la guerre ? Rien. Apparemment.

— On a fait du bien dans le monde, Rebecca. TauBourse, par exemple, a bénéficié directement et indirectement à beaucoup de gens qui n’étaient pas taus. En ce qui concerne la guerre, on a des camarades dans les hautes sphères en Inde et même quelques-uns au Pakistan qui essayent de prévenir les troubles.

— Et ça marche ? »

J’ai haussé les épaules et de nouveau tourné les yeux vers la fenêtre. Des phares ont fait leur apparition au bout de la rue. Ceux d’un gros véhicule qui approchait, mais l’obscurité ne permettait de rien distinguer sinon une forme parallélépipédique. Il est passé sans ralentir, laissant la rue une fois encore vide.

« Je ne crois pas que tu sois ici en bas parce que tu n’arrives pas à dormir, a dit Rebecca. Je crois que tu montes la garde.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— À part que tu ne quittes pas des yeux une rue déserte, tu veux dire ?

— Contre quoi je monterais la garde ?

— Het, j’imagine.

— Et pourquoi, selon toi ?

— Parce que ta belle-sœur raconte des choses à Geddy, qui me les raconte ensuite. Je suis au courant de sa situation. Je sais comment Aaron la traitait et ce qu’elle a l’intention de faire à ce sujet. Je sais aussi que vous l’aidez, vous les Taus, et je sais pourquoi. Vous pensez que sa vidéo va discréditer Aaron et peut-être même le forcer à se retirer avant le vote de la loi Griggs-Haskell. C’est du gagnant-gagnant, pas vrai ? Sauf pour Het. »

Je l’ai regardée avec un respect nouveau et un peu de méfiance. Peut-être Geddy lui faisait-il suffisamment confiance pour tout lui dire. Mais je n’étais ni Geddy, ni sûr de me fier à son jugement.

« En supposant qu’il y ait un tant soit peu de vérité dans tout ce que tu viens de dire, ai-je demandé, qu’est-ce que ça change pour toi ?

— Pour moi perso ou du point de vue de New Socionome ?

— Peu importe.

— New Socionome n’est pas une Affinité. Il n’y a pas de nous et d’eux. Pas de point de vue unique. De consensus. D’intérêt à mettre en avant, à part faciliter la coopération à somme non nulle. Si bien que la seule opinion que je peux donner est la mienne. À mon avis, les Affinités sont condamnées, que la loi Griggs-Haskell soit votée ou non. Parce que leur dynamique est toxique. Plus vite elles échouent, mieux c’est. Je pense que Jenny a besoin de quitter Aaron et je la trouve courageuse de vouloir révéler qu’il maltraite les femmes. À court terme, ce que vous faites pour l’aider me plaît. Même si c’est délicat. J’imagine que tu as réfléchi aux conséquences sur cette famille ? »

En long et en large. Je le lui ai dit. « Mais je pense que ça vaut le coût.

— Pour Jenny, tu veux dire. Et pour faire le bien.

— Pour Tau, ai-je répondu. Et pour faire le bien. »

Rebecca m’a posé une autre question avant de remonter avec une bougie de deuil : « Tu penses vraiment qu’il pourrait y avoir dans les parages des Hets qui nous veulent du mal ? »

Je me suis demandé s’il ne valait pas mieux m’abstenir de lui répondre. Je ne voulais pas confirmer ses soupçons ou en révéler davantage qu’elle n’en savait déjà. « Mets-toi à leur place : ils surveillent Aaron de près et ils ont sûrement déjà entendu un minimum parler de ses ennuis conjugaux. S’ils ne sont pas au courant pour la vidéo, ils doivent au moins se douter que Jenny est totalement imprévisible. Ils savent aussi que le plus court chemin entre Jenny et Tau passe par moi. Si bien qu’ils vont s’intéresser à tout ce qui me met en contact avec elle.

— Qu’ils s’y intéressent ne fait pas d’eux une menace.

— Imagine qu’ils aient compris ce que Jenny a l’intention de faire. Comment réagir ? Ils ne peuvent pas récupérer la vidéo et ils sont bien obligés de supposer que Tau y a déjà accès. Leur seul moyen de pression est sur Jenny elle-même, en rendant la publication de la vidéo trop pénible pour elle.

— Et ils feraient ça comment ?

— Les outils les plus classiques sont les menaces et les intimidations.

— Quel genre de menaces et d’intimidations ?

— C’est impossible à prévoir. Surtout avec cette panne des communications. Les Hets étant très hiérarchiques, les gens qu’ils ont envoyés à Schuyler hésiteront peut-être à agir sans autorisation. Encore qu’ils pourraient avoir des ordres pour les cas non prévus… on n’a aucun moyen de le savoir.

— Tu as des preuves que leurs intentions sont hostiles ? »

Des preuves en béton : un groupe d’agents de sécurité taus à l’hôpital. Mais Rebecca n’avait pas besoin d’en être informée. « Mieux vaut s’attendre au pire.

— Ton plan consiste donc à rester près de la fenêtre à te ronger les sangs ?