— Jusqu’à ce qu’on puisse faire quitter la ville à Jenny.
— Je vois. D’accord.
— Ravi que tu approuves. »
Elle m’a décerné un autre de ses sourires dissonants : à la fois sincère et cynique. « Pas sûr que j’approuve. Mais je crois que je comprends. »
Trevor est descendu me relever aux heures froides du matin, sortant des ténèbres comme un Goliath éclairé à la bougie. « Salut, Trev. Rien à signaler jusqu’ici.
— Pourvu que ça continue », a-t-il dit à voix basse pour ne réveiller personne, tout en s’installant sur la chaise que je venais de libérer.
Je suis donc allé prendre quelques heures de sommeil qui m’ont été bien utiles. À mon réveil, la maison commençait à se réchauffer dans le soleil matinal de fin mai. Maman Laura préparait le petit déjeuner pour les gens déjà levés (Rebecca dormait encore). Sa cuisinière électrique ne fonctionnait pas, mais elle avait allumé le barbecue à gaz du jardin et, les pantoufles dans la rosée du gazon, un anorak sur sa chemise de nuit, y faisait frire des œufs brouillés. Elle les a servis à table avec un sourire satisfait : le triomphe sur l’adversité. Elle a aussi apporté du café, chauffé au même endroit dans une casserole.
Trev a mangé avec appétit malgré mon père qui, muré dans un silence boudeur, fusillait du regard le gigantesque Maori qui s’était débrouillé pour envahir son domicile. Resté à l’écoute de la radio dans le salon, Geddy nous a fait part des derniers développements : les communications voix et données avaient été plus ou moins rétablies dans certaines parties de la côte ouest, mais fonctionnaient de manière sporadique et capricieuse. New York et Washington bénéficiaient aussi de télécommunications par intermittence, mais ni le reste du pays, ni la majeure partie de l’Europe, ni l’intégralité du sous-continent indien ne pouvaient en dire autant. Quelques informations non confirmées faisaient état d’un incendie qui ravageait Mumbai. Tout cela était relayé par des individus disposant d’émetteurs et de groupes électrogènes personnels, murmures passant d’une oreille à l’autre.
Dès que j’ai pu, j’ai tenu conseil avec Trev et Jenny — là encore, nous avons tiré prétexte du tabagisme de Jenny pour faire bande à part dans le jardin. J’ai dit qu’il fallait partir pour Buffalo le plus vite possible. Visiblement gêné de faire le voyage sans escorte, Trev n’a toutefois pas voulu inquiéter Jenny en évoquant la possibilité d’une attaque het. Elle-même était d’accord pour un départ dans l’après-midi. « Je vais faire mes valises, a-t-elle dit, on pourra se mettre en route dès que Geddy sera revenu.
— Il est sorti ? ai-je demandé au moment où Trev lançait :
— Revenu d’où ?
— De chez ma mère. J’ai besoin de savoir comment elle s’en sort. Il faut vraiment qu’elle quitte cette maison pour un établissement de soins et le plus tôt sera le mieux. Je peux organiser ça par l’intermédiaire de Tau, pas vrai ? Même une fois que je vivrai au Canada sous une nouvelle identité ? »
J’ai réussi à hocher la tête.
« Et donc Geddy a proposé d’aller prendre de ses nouvelles. Elle a toujours été gentille avec lui, même dans ses pires moments.
— Il est parti quand ?
— Il y a quelques minutes. Il a dit qu’il en avait à peu près pour une heure. »
Mais une heure a passé. Puis deux. Sans que Geddy revienne.
19
J’ai emprunté les clés de la Hyundai de maman Laura, Trev restant monter la garde dans la maison. J’avais l’intention d’aller chez les Symanski demander si Geddy était passé. J’étais prêt à me rendre aussi à l’hôpital et au poste de police, et au cas où j’aurais besoin d’aide, Trev m’avait fourni les coordonnées de quelques Taus de la région.
La voiture était bien entretenue mais très âgée : on avait toujours eu du mal à convaincre maman Laura de remplacer un véhicule « encore en parfait état de fonctionnement » et elle n’avait jamais été à son aise au volant de la Cadillac de mon père. Tant mieux, en l’occurrence, car l’autoradio, une antiquité analogique, ne pouvait capter que la station de radio locale, elle aussi une antiquité analogique. La voix du speaker se brouillait parfois tellement qu’on ne le comprenait plus, mais j’ai pu avoir l’essentiel des informations. Du moins celles qu’on nous donnait.
Et elles étaient d’une étrangeté presque surnaturelle, ces rumeurs d’apocalypse murmurées dans le matin calme de Schuyler, avec les pelouses à quelques jours d’avoir besoin de leur première tonte de la saison, très peu de voitures sur la chaussée et de piétons sur les trottoirs, personne ne se pressant, comme si la panne d’électricité et des communications n’avait pas suscité la panique, mais des espèces de vacances impromptues. Ce que j’ai vu de plus menaçant en allant chez les Symanski a été un danois qui levait la patte sur un nain de jardin au grand sourire de maniaque.
Quelque chose d’affreux s’était de toute évidence produit à Mumbai et dans d’autres parties du sous-continent indien, même si on ne savait pas trop à qui profitait le crime. La panne qui affectait l’ensemble de notre continent était un écho de ce conflit, un rappel que nous n’étions pas à l’abri. Avant que je parte en Hyundai, notre voisin de gauche, Toby Sanderval, propriétaire du magasin franchisé Olive Garden près de l’autoroute, était passé nous conseiller de garder nos portes et fenêtres fermées « pour empêcher les retombées d’entrer ». Ce qui a terrifié maman Laura, jusqu’à ce que Rebecca et moi lui assurions que les retombées d’éventuelles explosions atomiques en Inde auraient à traverser l’équateur et une dizaine de fuseaux horaires avant de présenter le moindre danger pour les habitants d’une ville de l’État de New York comme Schuyler.
Mais il ne sortait pas que des mauvaises nouvelles des haut-parleurs grésillants de la voiture. Le courant électrique avait été rétabli dans certains quartiers de Washington. Une déclaration présidentielle appelant au calme et à la patience avait été communiquée à tous les médias encore actifs. Il se disait même que les réseaux mobiles fonctionnaient sporadiquement dans l’État de New York, mais ce n’était pas le cas à Schuyler… j’ai vérifié.
Je gardais l’œil ouvert, en conduisant. J’étais allé tellement souvent à vélo ou en voiture de chez moi à chez Jenny que je connaissais encore le chemin presque par cœur, même des années après. J’ai essayé de repérer la voiture de Geddy, une Nissan Elysium d’un jaune éclatant, mais n’en ai vu aucune trace. Elle n’était pas non plus devant chez les Symanski quand je m’y suis garé.
La maison où habitait la mère de Jenny était mal entretenue : cela se voyait par exemple à ses bardeaux recourbés et à son revêtement passé. Jenny disait que son père avait laissé assez d’argent pour couvrir les frais d’entretien, mais sa maman était trop esclave de la bouteille pour engager un entrepreneur ou même un homme à tout faire. J’ai monté les trois marches et frappé à la porte d’entrée en me demandant si Mme Symanski me reconnaîtrait.
Deux minutes se sont écoulées avant qu’elle ouvre, laissant s’échapper de la maison des effluves fétides de tabac et d’odeur corporelle. Dans ce vent invisible dont elle n’avait pas conscience, Mme Symanski me regardait, en chemise de nuit grise tachée, méchante caricature de la femme que j’avais connue comme la mère de Jenny. « Vous venez réparer l’électricité ?
— Non, madame Symanski, c’est moi, Adam. Adam Fisk. »
Elle a plissé les yeux. « Aaron ?
— Non, Adam. Son frère.
— Putain de merde, mais oui. Ça alors. Qu’est-ce qui t’amène ?