Meir Klein a-t-il trouvé un moyen d’entrer dans cette maison de conte de fées ? Il ne l’a jamais prétendu, du moins explicitement. Mais même si ce qu’il a trouvé était seulement presque aussi bien… hé, c’était presque aussi bien.
Pour la dernière séance d’évaluation, il m’a fallu passer quatre heures face à un moniteur en étant relié à toute une série de capteurs. Miriam revenait durant les pauses, porteuse d’offrandes telles que café ou biscuits aux flocons d’avoine et aux raisins secs.
Le programme qui tournait sur le moniteur consistait en une série de tests interactifs incluant des photographies, des symboles, du texte, de la vidéo et parfois des mots prononcés à voix haute. L’ordinateur mettait en corrélation mes résultats avec mes expressions faciales, mes mouvements oculaires, mon attitude corporelle, ma pression sanguine, mon électroencéphalogramme et les battements de mon cœur.
Les tests eux-mêmes étaient plutôt simples. Il y en avait sur les relations spatiales qui fonctionnaient comme un jeu de Tetris. Il y avait un casse-tête animé incluant un train fou rempli de passagers voués à une mort certaine : actionniez-vous un aiguillage qui permettait au train de changer de voie, sauvant tous les passagers mais tuant deux piétons présents sur son nouveau chemin, ou bien le laissiez-vous continuer sur sa lancée en condamnant tout le monde à son bord ? Une partie des tests semblait porter sur des thèmes identifiables (ethnicité, genre, religion), mais le sens de la plupart n’était vraiment pas clair. Au bout des quatre heures, je commençais à me demander si ce n’était pas plutôt ma patience qu’on voulait tester.
Puis le moniteur s’est vidé et Miriam est entrée, le sourire aux lèvres. « Et voilà !
— C’est terminé ?
— Tout à fait, monsieur Fisk, à part l’analyse ! Vous devriez recevoir vos résultats dans deux semaines, peut-être même avant. »
Elle m’a aidé à ôter bandeau et capteurs. « J’ai du mal à croire que ce soit terminé.
— Bien au contraire. Avec de la chance, ce n’est que le commencement. »
Je suis sorti de l’immeuble dans la nuit chaude et humide. Les derniers employés étaient rentrés chez eux, abandonnant le quartier aux taxis pressés et à quelques cafés-restaurants sans trop de clientèle. Je suis allé jusqu’à la station de métro de College Street, où un SDF assis dos au mur derrière une tasse contenant quelques pièces de monnaie m’a regardé d’un air soit implorant, soit dédaigneux. J’ai posé un dollar dans sa sébile. « Bonnard », a-t-il grommelé. Du moins, je crois.
Le temps que j’arrive chez moi, une pluie cinglante s’était mise à tomber. Mon immeuble n’était pas loin du métro, mais je suis arrivé trempé, ce qui n’a pas semblé si grave une fois que j’ai eu une serviette à la main et un toit au-dessus de la tête. Dans la salle de bains, j’ai jeté un coup d’œil à ma pommette. La contusion s’estompait. Il ne restait de la plaie qu’une ligne rose pâle. J’ai malgré tout rêvé de l’incident, cette nuit-là, dans le noir, avec le choc de la pluie contre la fenêtre qui rappelait les clameurs de la manifestation.
Dix jours ont passé.
Deux entretiens pour un stage d’été n’ont rien donné. J’ai terminé et rendu un projet de fin de trimestre (une animation vidéo en Flash). Je me suis tracassé pour mon avenir.
Le dixième jour, j’ai ouvert un courrier électronique en provenance d’InterAlia Inc. Les résultats de mes tests avaient été évalués et on m’avait affecté à une Affinité. Pas n’importe laquelle : Tau, une des cinq grandes. Mes frais d’analyse seraient débités de ma carte de crédit, m’indiquait-on ensuite. Et une tranche de la région me contacterait sous peu.
Je partais en cours quand mon téléphone a bourdonné. Je n’ai pas laissé l’appel basculer sur messagerie. J’ai décroché comme un bon citoyen.
C’était Aaron. « La situation s’est dégradée. Mamie Fisk est retournée à l’hôpital. Et cette fois, il faut vraiment que tu viennes la voir. »
2
La ville de Schuyler était située tout au nord-est du comté d’Onenia, dans l’État de New York. « Onenia » était une déformation du mohawk onenia’shon :’a, qui signifiait « différents rochers » : pendant plus d’un siècle, la ville avait surtout vécu de ses carrières, creusées dans le soubassement de karst fragile que recouvraient les peu productives terres arables de la région. Depuis les années 1970, la plupart de ces carrières, devenues déficitaires, avaient été fermées, abandonnées à l’eau grasse et marron qui les remplissait au printemps pour s’évaporer au cours des longs étés. Enfant, je n’avais pas le droit de jouer aux alentours, ce que tous les gamins de ma connaissance faisaient bien entendu le plus souvent possible, dévalant à bicyclette les chemins sur lesquels des essaims de sauterelles faisaient dans la chaleur comme des bourrasques bourdonnantes de neige marron.
En me rendant chez mon père, je suis passé devant des accès que je reconnaissais encore, entrées cachées de routes en terre battue sur lesquelles les camions allaient autrefois livrer du calcaire aux entreprises de maçonnerie dans tout l’État. La roche d’Onenia avait servi à la construction de dizaines de bibliothèques et de bâtiments gouvernementaux, à l’époque où ce genre d’édifices inspirait encore un certain respect. On en trouvait quelques vestiges dans la grand-rue de Schuyler : une ancienne banque qui abritait désormais une boutique Gap, mais avait gardé sa façade de calcaire ; une bibliothèque Carnegie dans le style fédéral, entourée d’un minuscule parc public qui la séparait d’un côté du magasin de spiritueux et de l’autre du bureau d’aide sociale. Tout cela sans lumière : parti de Toronto sous un crachin d’après-midi, je suis arrivé juste après un crépuscule pluvieux.
C’était une période difficile pour Schuyler, il lui restait toutefois de « beaux » quartiers, lieux de résidence des toujours plus rares familles prospères, les Fisk, Symanski, Cassidy, Mueller et autres. Leurs fenêtres brillaient comme si on avait compressé leur fortune en rectangles de lumière dorée, et leurs demeures semblaient promettre aisance, bien-être, sécurité, tout le réconfort d’une famille… même s’il s’agissait souvent de publicité mensongère.
Je me suis garé devant le perron de mon père derrière sa Lincoln Navigator et à côté de la Lexus d’Aaron. La même lumière rassurante sortait des fenêtres et recouvrait les feuilles luisant de pluie du saule dans le jardin. Mais personne n’était heureux à l’intérieur. La famille est venue m’accueillir quand j’ai franchi la porte d’entrée : mon père, mon frère, ma belle-mère Laura. Geddy se tenait derrière maman Laura, et quand je me suis approché, il m’a tendu la main avec une solennité qui aurait pu être drôle dans d’autres circonstances. J’ai remarqué qu’on lui avait coupé les cheveux dans le style militaire, probable conséquence d’une des croisades de notre père pour rendre Geddy « plus masculin ». J’avais assez souvent été l’objet de l’attention paternelle pour en reconnaître les symptômes.