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— Je cherche Geddy, en fait. Il est passé ?

— Hein ? Geddy ?

— Oui. Mon demi-frère. Geddy.

— Que diable Geddy Fisk ferait-il chez moi ?

— Eh bien, justement. Il est sorti ce matin en disant qu’il passerait vous voir. Mais ça fait déjà un bon moment et il n’est pas revenu. Je me suis demandé s’il était arrivé jusqu’ici.

— Pourquoi viendrait-il chez moi ?

— Il est en ville, il voulait vous saluer.

— Eh bien, il ne l’a pas fait. Me saluer, je veux dire. Il est perdu ? Comment peut-on se perdre dans un trou comme Schuyler ?

— Vous ne l’avez pas vu du tout, donc ?

— Pas depuis que Jenny était petite. » Elle m’a regardé plus longuement, comme si elle essayait de me localiser dans les ruines de sa mémoire. « Adam Fisk. Tu cherches Geddy ? Tu ne peux pas, euh, lui téléphoner ?

— Non, malheureusement. Les téléphones ne fonctionnent pas.

— Ni les lumières. Ni ma putain de cuisinière. Ni le frigo. La nourriture s’abîme. Plus rien ne fonctionne comme il faut. »

Vu l’odeur, sa nourriture devait s’abîmer depuis bien avant la panne. Ou alors la mère de Jenny ne se donnait pas la peine de sortir ses poubelles. « Madame Symanski, j’aimerais pouvoir rester…

— Tu aurais dû l’épouser.

— Pardon ?

— Si tu avais épousé Jenny, elle ne serait pas obligée de vivre avec ton frère. J’imagine que tu ne seras pas surpris d’apprendre qu’Aaron est un gros con. Mais je le savais. Je l’ai toujours su, toujours, toujours. Sa manière de regarder les autres. Tu n’étais pas comme lui. Ça se voyait dans tes yeux que tu n’avais pas, mmh, ce côté gros con. Ouais, sauf que tu ne l’as pas épousée, pas vrai ? Tu l’as donnée à Aaron comme on donne un vélo pour lequel on est devenu trop grand.

— Vous n’avez pas vu Geddy, donc ?

— Non, je n’ai pas vu Geddy Fisk, pour le meilleur ou pour le pire.

— Alors il faut que je continue à le chercher. Merci de m’avoir consacré un peu de temps, madame Symanski.

— Tu veux entrer ? »

C’était une invitation à pénétrer dans le royaume d’inanité et de désespoir qu’elle avait fait de sa vie. Le monde que les Affinités étaient censées racheter. « Je ne peux pas pour le moment.

— T’aurais dû l’épouser », a-t-elle dit en me refermant la porte au nez.

Je n’ai pas cessé de penser à Geddy sur le chemin du petit poste de police de Schuyler. Et je me suis alors souvenu de la fois où il avait fait irruption au beau milieu de la nuit dans ma chambre en exigeant de savoir si le monde était jeune ou vieux.

C’était tellement lui, cette attaque d’angoisse philosophique. Attaque incroyablement difficile à prévoir et à laquelle on avait tout autant de mal à répondre. C’était une des choses qui avaient fait de lui un laissé-pour-compte n’ayant aucun ami à l’école et dont on se moquait dans son dos… et même assez souvent en face. Je l’aimais beaucoup, peut-être davantage que mon frère biologique Aaron, mais cette étrangeté était une remontrance perpétuelle : ç’aurait pu être moi. J’avais été un gamin solitaire avec un carnet à dessin et une tendance à aimer la solitude, voie sur laquelle Geddy se trouvait aussi, un tout petit peu plus loin… et beaucoup plus près de l’isolement annihilateur auquel elle conduisait.

Le poste de police de Schuyler se trouvait sur la rue principale. Il n’y avait ce jour-là que très peu de circulation au centre-ville et la plupart des commerces étaient fermés pour des raisons évidentes, mais j’ai remarqué le Sunnyside Diner et deux autres établissements servant café et muffins qui, équipés d’un groupe électrogène, avaient ouvert leurs portes et accueillaient un nombre appréciable de clients. On était dimanche : les parkings des églises méthodiste et catholique étaient pleins. Je me suis garé sur la première place disponible devant le poste de police. J’ai indiqué à l’agent en uniforme à la réception que je cherchais quelqu’un qui n’était pas rentré et voulais m’assurer qu’il n’avait pas été victime d’un accident.

Le policier m’a répondu que le numéro des secours fonctionnant au mieux épisodiquement, peut-être de nombreux problèmes n’avaient-ils pu être signalés, et de toute manière, comme ses collègues « se cassaient le cul » à répondre aux appels et signalements qu’ils avaient reçus, il ne pouvait pas vraiment m’aider… sinon en m’indiquant que la plupart des problèmes connus jusqu’à présent semblaient relativement bénins et que lui-même n’avait eu connaissance d’aucun blessé grave. Mais je pouvais aller vérifier à l’hôpital si je voulais.

L’hôpital régional d’Onenia se trouvait de l’autre côté de la ville, soit généralement à dix minutes en voiture, mais huit m’ont suffi, en ignorant la limitation de vitesse et en pensant à Het. Sans doute les hommes de main hets ayant poussé les automobiles de Trev dans le fossé étaient-ils aussi responsables de la disparition de Geddy. C’était pour cette raison que Trev ne voulait pas que je me déplace seul en ville… mais sa priorité étant désormais de protéger Jenny, il m’avait laissé faire. La question était : à supposer que les Hets aient pris Geddy, que voulaient-ils de lui ?

L’Affinité Het cultivait le secret, mais nous avions appris deux ou trois choses à son sujet depuis qu’une balle perdue sortie d’un de ses fusils avait blessé Amanda, quelques années auparavant. Être un Het signifiait entre autres savoir qui était habilité à donner des ordres et qui était obligé de les suivre… et n’avoir aucun problème avec ça. Les Hets acceptaient volontiers que d’autres Hets leur donnent des ordres, du moment que la hiérarchie paraissait rationnelle et clairement établie. Chacun s’en remettait à son chef de tranche, les tranches étaient organisées par régions, celles-ci élisaient des représentants aux sodalités nationales, les sodalités envoyaient des délégués à un congrès annuel pan-Het. Ils n’aimaient pas révéler le nom de leurs chefs, mais d’après la rumeur, ils avaient un conseil supérieur de dix membres supervisé par leur dirigeant, Garrison. Les autres Affinités avaient une organisation plutôt moins rigide, Tau constituant l’exemple le plus évident, et en raison du laborieux processus de recherche d’un consensus nous ne pouvions mener à bien le genre de manœuvres politiques ultrarapides qui avaient rendu Het célèbre.

À l’époque où elle se battait encore pour le contrôle des Affinités, la société InterAlia avait vu en Het un allié utile et lui avait proposé un marché : si vous nous aidez à manipuler nos opposants, nous ferons de vous un associé secret, une sorte d’Affinité reine. Et quand Meir Klein avait fait défection, c’était très probablement des tueurs hets qu’on avait envoyés s’occuper du problème.

Non que tous les Hets soient des tueurs de sang-froid, loin de là. La plupart ignoraient complètement que leurs sodalités se livraient à des affrontements parfois mortels, dont aucun n’avait donné lieu à une poursuite judiciaire. Mais les Hets se montraient d’une loyauté farouche envers leur Affinité : il était rare que l’un d’eux remette en cause les ordres venus d’en haut ou furète dans les motivations de la sodalité, et ils n’hésitaient guère à menacer ou à faire souffrir un innocent pour servir leurs buts. Ils l’avaient amplement fait comprendre. Mais quand même, s’ils avaient mis la main sur Geddy… pourquoi Geddy ?

La salle d’attente des urgences de l’hôpital était aux trois quarts vide et la préposée aux admissions a semblé presque contente de me voir. Je lui ai donné le nom et le signalement de Geddy en lui demandant s’il avait été hospitalisé ce matin-là. Elle n’a pas eu besoin de vérifier pour me répondre par la négative : elle était de service depuis le début de la journée et le seul nouveau patient était un homme de soixante-dix-huit ans victime d’un infarctus du myocarde pendant qu’il rendait visite à sa fille au service maternité.