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Je l’ai remerciée et suis reparti.

J’avais deux ou trois autres endroits où me rendre. Trevor m’avait donné les coordonnées de quelques Taus de la tranche locale. Mais la première adresse m’a suffi.

Elle s’appelait Shannon Handy.

Elle avait cinquante-sept ans, était tau depuis plus de dix, et habitait seule une maison sans étage dans les quartiers est, au sud de l’autoroute. J’ai frappé, me suis présenté comme un Tau de passage disposant de relations dans les sodalités, et lui ai indiqué avoir besoin de lui parler d’une affaire urgente. Elle m’a invité à entrer.

Sa maison était propre et il y flottait une légère odeur d’érable brûlé qui émanait d’un poêle à bois moderne installé dans la cuisine. « Ça pollue l’atmosphère, surtout au niveau carbone, j’imagine, mais c’est pratique quand il n’y a plus de courant. Ça réchauffe la maison et je peux faire du thé pour passer le temps. Je t’en sers une tasse ? »

Nous nous sommes installés dans sa cuisine en attendant que l’eau bouille. Étant taus, nous n’avons pas eu à nous embarrasser de convenances : elle n’avait pas besoin de poser la question pour savoir que j’étais inquiet et moi de lui demander si elle était prête à m’aider. Elle m’a écouté attentivement lui expliquer la situation, m’a demandé deux précisions, et une fois mon explication terminée, nous a servi une tasse de thé chacun, a distribué sucre et lait, puis a siroté quelques instants sa boisson chaude en silence.

« Sacrés événements pour Schuyler, a-t-elle fini par dire. Bigre ! Aaron Fisk, héros de la ville, parlementaire de fraîche date, ami de la classe moyenne en difficulté… et connard de première, apparemment. Il faut donc retrouver ton frère Geddy, et le plus vite possible, à supposer que ces Hets ne l’aient pas déjà discrètement sorti de la ville.

— Je pense que la panne de communications pourrait jouer en notre faveur. Les hommes de main hets n’aiment pas agir sans instructions de leurs supérieurs, de manière générale, et il leur faudrait des téléphones magiques pour en recevoir.

— Ils suivent peut-être un plan préétabli, sans avoir besoin d’instructions.

— Possible. Mais comme je l’ai déjà dit, Geddy n’a aucune implication directe dans tout ça… il n’est même pas tau. Le kidnapper, si c’est ce qu’ils ont fait, ressemble à… de l’improvisation, disons.

— Et même si la panne joue en notre faveur, on ne sait pas jusqu’à quand elle durera. Si bien que, d’une manière ou d’une autre, il faut agir le plus tôt possible. Bref, on n’a pas vraiment le temps de déguster une bonne tasse d’Earl Grey. » Elle s’est levée. « Allons-y.

— Où ça ?

— Je gère une boutique à Schuyler : Gizmos, tu as dû passer devant en allant au poste de police. On vend de l’électronique grand public, des téléphones mobiles, des cafetières électriques, ce genre de merdes.

— Oui, mais…

— Vois-tu, il y a douze foyers taus à Schuyler. Davantage dans les comtés voisins, surtout Duchesne et Flaxborough — nos tranches font toutes la fête ensemble —, mais douze en ville. On a beaucoup de contacts dans la communauté et, pour la plupart, on vit là depuis longtemps. On connaît bien la ville et ses habitants.

— Super, mais…

— Laisse-moi finir. Comme j’ai fait l’inventaire annuel du magasin pas plus tard que la semaine derrière, je sais qu’on a au moins seize paires d’émetteurs-récepteurs portatifs en stock, ce que tu appellerais des talkies-walkies. De petits Motorola avec une portée de presque vingt-cinq kilomètres. T’en prends un, ton copain Trevor aussi, pareil pour tous les Taus de Schuyler capables de se déplacer. Une fois qu’on sera connectés, on pourra se coordonner, élaborer un plan, faire ce qu’on fait le mieux. Qu’est-ce que t’en penses ? »

L’union fait la force. J’ai ressenti une petite poussée d’optimisme, cru possible que cette horrible journée ne se termine pas en tragédie. Shannon m’a souri avec compassion. « On va prendre ma voiture », a-t-elle décidé.

20

En revenant de Gizmos le coffre rempli d’émetteurs-récepteurs, j’ai donné quelques détails supplémentaires à Shannon sur Jenny, Aaron et leur lien avec Geddy.

Shannon m’a écouté pensivement. « Eh bien, peut-être que ces sbires hets ont juste merdé. Qu’ils voulaient Jenny Fisk, mais comme ils ne pouvaient avoir que Geddy, c’est lui qu’ils ont pris. Mon opinion, pour ce qu’elle vaut ? Ils vont sans doute essayer de passer un marché. Vous rendre Geddy en échange, j’imagine, de la non-publication de la vidéo qui incrimine Aaron.

— De toute manière, on est dans l’impasse jusqu’au rétablissement des communications.

— Parce qu’ils ne peuvent même pas négocier sa libération tant qu’ils ne peuvent pas vous parler. En attendant, ils le gardent dans un endroit où on ne peut pas le trouver. »

Geddy n’avait jamais beaucoup aimé les voyages. Il détestait dormir dans des chambres inconnues, des chambres où avaient dormi des inconnus. C’était ce qui lui plaisait le moins dans les tournées avec son groupe, m’avait-il dit un jour. Tous ces affreux petits lits dans toutes ces affreuses petites chambres.

« Eh bien, haut les cœurs ! a dit Shannon. La ville n’est pas bien grande. On le retrouvera, s’il est encore là. »

Nous nous sommes arrêtés chez elle. Elle a proposé de me préparer à dîner, mais il fallait que je rentre voir Rebecca, Jenny et maman Laura. Shannon voulait parler à Trev, qui pouvait décrire les voitures des Hets et peut-être certains d’entre eux. « Il peut me contacter par radio. Et en attendant… »

Un gazouillis venu de sa poche revolver gauche l’a interrompue. Les yeux écarquillés, elle a sorti son téléphone portable de son jean délavé, mais la sonnerie s’est interrompue avant qu’elle puisse répondre. « Fausse alerte, a-t-elle dit. Ouf. »

Mais ce n’était pas qu’une fausse alerte. C’était aussi une promesse et un avertissement. Partout dans le monde, ingénieurs et spécialistes informatique travaillaient au problème. Les communications seraient bientôt rétablies, peut-être dans la minute qui venait. Pour le meilleur ou pour le pire.

La nuit tombait à mon retour chez mon père. Trevor est sorti pendant que je me garais et m’a rejoint au moment où je descendais de voiture. Je lui ai raconté où j’étais allé et ce que j’avais appris. Il a hoché la tête d’un air approbateur quand je lui ai montré les émetteurs-récepteurs.

« Ça nous donne une chance, au moins. Je vais contacter cette femme… Shannon, tu disais ?

— Shannon Handy.

— Elle mérite son nom, apparemment[13]. Entre donc.

— Il faut que j’explique tout ça à maman Laura.

— Jenny lui a déjà parlé. D’Aaron. Et de la vidéo.

— J’aurais dû être là.

— Elles ne savent pas, pour la troupe het, mais elles pensent l’une et l’autre que Geddy a été enlevé pour que la vidéo ne sorte pas. C’est difficile pour elles, surtout pour maman Laura. Il faut qu’on résolve le problème, pas qu’on l’explique.

— J’ai quand même besoin de lui parler », ai-je dit.

Mais maman Laura n’était pas d’humeur à parler.

Je l’ai trouvée assise sur le lit de l’ancienne chambre de Geddy, les mains jointes sur les genoux, au milieu des vestiges de l’adolescence de son fils : son vieux bureau, sa collection de disques, les rectangles un peu plus pâles aux endroits du mur que ses posters protégeaient autrefois du soleil. Elle semblait examiner tout cela, comme pour bien le mémoriser. Elle m’a à peine accordé un regard quand je suis entré, et il était chargé de mépris.

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13

Handy : pratique, utile.