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— Tu as vérifié ? »

Il a souri. « On a des contacts au service des permis de conduire, à celui de l’état civil, dans la police locale et dans celle d’État. Donc, ouais, j’ai eu accès à quelques bases de données. Et comme j’ai dit, rien de criminel ni de suspect.

— Mais ?

— Mais un des Hets du coin, Carson Dix, qui est contremaître à la laiterie Schneider, rachète des propriétés délabrées qu’il retape et revend. Il y a deux mois, il a racheté une ferme à étage en très mauvais état, un truc vraiment à l’écart, davantage résidence secondaire qu’exploitation agricole, avec une vue sur le plan d’eau de Killdeer que Dix voyait comme un argument de vente, j’imagine. Il n’a pas encore commencé à la rénover. Le fait est qu’elle appartient à un Het, qu’elle est isolée et qu’on peut uniquement y aller par chez Jolinda.

— Il faut y jeter un coup d’œil, dans ce cas.

— On a déjà commencé. Et comme on trouvait que passer en voiture devant manquerait de discrétion, on a mis un type à l’autre bout du plan d’eau avec des jumelles et un des talkies-walkies de Shannon. Il dit que la maison est occupée, il est catégorique sur ce point. Il y a de la fumée qui sort de la cheminée et de la lumière aux fenêtres. Les véhicules qu’a vus Jolinda sont garés à l’arrière, tout près les uns des autres pour rester invisibles de la route. L’un d’eux est une berline correspondant à la description de celle que conduisait votre gars. On ne peut pas confirmer que votre gars soit présent, mais c’est la conclusion évidente. »

Votre gars. Ça faisait bizarre de l’entendre parler de Geddy de cette manière.

« Et donc, s’il est bien là-dedans, on l’en sort comment ? »

C’est Jolinda qui a répondu. « Je crois que c’est justement ce que Shannon et ton copain Trevor sont en train d’essayer de mettre au point. »

Leurs voix nous parvenaient de la cuisine sans qu’on puisse distinguer de mots, flux et reflux de paroles pressantes qui a duré plus d’une heure. Puis on a entendu un raclement de chaises de cuisine sur le linoléum. Shannon ouvrait la marche quand ils sont entrés dans le salon, l’air fatigué mais rouge d’excitation. « On va vous soumettre notre idée. Mais si on décide de l’appliquer, il va falloir agir très vite. D’accord ? »

Elle a exposé le plan, Trevor intervenant pour fournir des explications et faire la liste de ce dont nous aurions besoin : un véhicule qu’on pouvait sacrifier, de l’essence, des gens en position à la fois ici à Schuyler et à la fermette sur Spindevil. Ce qu’elle a décrit semblait d’une efficacité plausible, mais à coup sûr dangereux. « La question qu’il faut se poser maintenant est donc la suivante : est-on certains qu’il ne vaut pas mieux attendre de voir comment évolue la situation ?

— Si elle évolue, ai-je dit, ce sera sans doute dans une direction qui échappe à notre contrôle. Il faut récupérer Geddy avant qu’ils l’emmènent dans un endroit mieux défendu, un endroit qu’on n’arrivera jamais à trouver.

— On agit donc maintenant ? a demandé Shannon. On peut arriver à un consensus là-dessus ? Parce que toute la mise en place va prendre du temps.

— On agit maintenant, ai-je dit. C’est mon vote. »

Jolinda s’est tournée vers Shannon. « Tu crois que ce plan a une chance raisonnable de fonctionner ?

— Je ne promets rien, mais oui, je crois qu’il peut fonctionner. »

Jolinda a incliné la tête. « D’accord. Je vote pour.

— Pour », a dit Clarence à son tour.

Trevor a incliné la tête lui aussi. « Pour. »

Personne n’a demandé leur avis à Jenny ou Rebecca : elles n’étaient pas taus. Mais elles n’ont soulevé aucune objection. « C’est parti, alors », a conclu Shannon.

Elle s’est servie de son talkie-walkie pour convoquer les Taus de Schuyler et des alentours à un briefing chez elle. La seule chose qui pouvait désormais nous gêner était le rétablissement de l’électricité et des communications, qui permettrait au détachement het de reprendre contact avec ses chefs et a priori de se remettre en mouvement… d’où le « Oh merde ! » angoissé qu’a lâché Trev quand les lumières se sont rallumées.

Plusieurs téléphones ont bipé et sonné. J’ai sorti le mien de ma poche. J’avais deux barres de signal et l’appel provenait d’Amanda Mehta en Californie.

21

Tout le monde s’est éloigné avec son téléphone dans une direction différente. J’ai emporté le mien dans la cuisine de Shannon Handy.

La ligne était capricieuse. J’ai branché une oreillette pour bénéficier de davantage de confidentialité et me concentrer sur l’image, vu qu’Amanda utilisait son service vidéo ordinaire. Sa voix passait à peu près correctement, mais à l’écran se succédaient des distorsions à la Picasso et des monstruosités en échiquier. « Ne perdons pas de temps, a-t-elle dit. La couverture à l’est du Mississippi est toujours sporadique, ça peut couper à tout moment. »

Puis une image est restée un instant figée sur l’écran : Amanda avec une mèche de cheveux en travers du nez, chacun des yeux entouré au fard d’un motif cachemire qu’elle appelait un boteh. Ce qui n’a pas manqué de me rappeler à quoi elle ressemblait le soir de notre rencontre, quand elle m’avait fait monter sur le toit de la maison de tranche de Toronto fumer de l’herbe en écoutant les bruits de la ville. Le soir où j’étais tombé amoureux d’elle et elle de moi, avec cette différence que de mon côté, c’était ma première expérience amoureuse avec un membre de mon Affinité. Comme elle ne l’ignorait pas, elle m’avait guidé gentiment et doucement (et par le sexe) dans mon apprentissage de la différence entre mon amour pour elle et mon amour naissant pour mon Affinité. Les années écoulées depuis avaient tissé un lien entre nous, fragile mais plus substantiel que cette image d’elle sur l’écran, qui s’est transformée en parasites sous mes yeux.

J’ai commencé par lui exposer la situation à Schuyler. Je lui ai indiqué que Jenny était avec nous mais qu’un groupe de Hets avait enlevé Geddy pour la réduire au silence. Je lui ai expliqué que Jenny n’était plus très disposée à nous laisser publier la vidéo compromettante, mais qu’elle changerait sans doute d’avis si nous récupérions Geddy, et j’ai ajouté que Trev avait élaboré un plan pour cela avec quelques Taus du coin.

« Vous ne pouvez pas le faire », a-t-elle répondu.

Une autre image d’elle s’est figée (ses lèvres en une moue irritée, comme si elle venait de repérer du coin de l’œil quelque chose d’inquiétant), ce qui a réveillé un autre souvenir : la mine avec laquelle elle parlait de ma « regrettable tendance » à nouer des relations en dehors de mon Affinité. Son visage n’exprimait alors pas vraiment de déception ou de désapprobation : elle énonçait simplement un problème qu’on ne pouvait ni ignorer ni écarter. Comme pour dire : On a beau être des Taus, aucun d’entre nous n’est parfait, chacun d’entre nous porte un fardeau d’inconséquence ou de naïveté, et pour Adam, c’est celui-là. Comme pour dire : Adam n’a pas encore tout à fait appris à n’aimer que nous.

« Les choses sont plus compliquées que tu l’imagines, a-t-elle ajouté. On commence à recevoir des informations des sodalités taus de divers pays du monde… et partout on s’en prend physiquement aux tranches. Certaines de ces attaques sont sans doute aveugles. Il y a beaucoup de gens qui en veulent aux Affinités. Mais d’autres ont l’air ciblées. Selon nous, Het profite de l’occasion pour nous infliger des dégâts stratégiques. Ce serait malgré tout très difficile à prouver, et des représailles maladroites ne feront que nous donner l’air de méchants violents et irresponsables. Ce qui reviendrait à rentrer dans leur jeu. C’est peut-être ce qu’ils cherchent, d’ailleurs. Donc, non… Damian et moi avons parlé à tous les délégués de sodalité qu’on a réussi à contacter et le consensus est qu’il ne faut rien faire tant qu’on ne peut pas se coordonner pour réagir. C’est d’une importance vitale. Donc pour le moment, non, tu ne peux absolument pas faire le justicier avec une tranche armée. »