Выбрать главу

J’ai pensé à Geddy, prisonnier dans une pièce d’une ferme délabrée. Il devait être terrifié. Mais aussi croire qu’on cherchait à le récupérer. Il nous faisait confiance pour ça. Aveuglément. « On parle de mon frère, je te rappelle.

— Demi-frère. Il n’est de ta famille que par alliance. »

Je me suis demandé s’il était possible que la mauvaise qualité de la communication bousille notre télépathie tau. « J’ai grandi avec lui, Amanda.

— Je sais. Mais on a tous grandi avec quelqu’un, Adam. »

L’objectif a capturé une image de son bras droit nu tandis qu’elle pivotait sur sa chaise. Un dragon chinois vivait entre la fossette de son coude et l’articulation de son épaule, animal aux écailles vertes et aux yeux ophidiens noirs lové autour de ce qui ressemblait à un X, mais était en réalité la lettre tau de l’alphabet phénicien. Une déclaration d’allégeance, gravée dans l’argile de son corps.

La lumière sortant du plafonnier de la cuisine a vacillé. « On peut le faire, ai-je assuré. On peut le faire proprement. Et avec la collaboration de Jenny, on peut toujours publier la vidéo.

— Non… sa collaboration n’a plus d’importance.

— Comment ça ?

— Trevor et toi avez déjà sa vidéo. On peut la publier dès qu’on aura un accès fiable aux médias, avec ou sans le consentement de Jenny.

— Mais ça ne marchera pas, si elle ne la corrobore pas. Les gens diront qu’elle est truquée. Personne ne fait confiance à une vidéo brute non corroborée.

— Jenny n’est pas la seule qu’Aaron a fait chier. On a été en contact avec sa toute dernière ex-petite amie, qui nous a donné une déclaration sous serment sur la manière dont il la traitait. On n’a pas besoin d’autre témoignage. On peut rendre tout ça public quand on veut. »

Mais personne ne m’avait dit ça. Sur l’écran s’est encore figée une image : Amanda la tête de trois quarts, le boteh partant de son œil gauche comme une aile de corbeau, et j’ai repensé à la nuit où nous étions rentrés de Vancouver, elle le bras en écharpe et souffrant encore de sa blessure par balle, quand dans le grenier de la maison de tranche, elle nous avait avoué à Trevor et moi qu’elle partait en Californie avec Damian, puis s’était penchée dans un sens pour embrasser Trevor et dans l’autre pour m’embrasser, moi, de longs baisers lourds de signification, trois respirations à l’unisson.

Sa voix a commencé à se morceler. « Adam, on s’est bien compris ? Il ne faut absolument pas que tu ailles chercher Geddy. On a un consensus complet au niveau de la sodalité. Tu as besoin que Damian te le confirme ? Il discute avec l’Europe à côté, mais je peux aller le chercher, si nécessaire.

— Non. » À quoi bon ?

« On est d’accord, donc ?

— Tout à fait. »

Un long silence. Il n’y avait plus d’image à l’écran, rien que des confettis de pixels aléatoires et un bruit de fond comme une conversation de fantômes dans une langue d’étincelles et d’échos.

« Tu en es bien sûr ? » Ttt’n es bbbsûr ?

« Évidemment.

— Parce que tu m’as l’air de… » Pasqqque tu m’alaird…

La communication a été coupée, les barres de signal sont retombées à zéro et le plafonnier de la cuisine s’est à nouveau éteint.

Je suis revenu dans le salon, où tout le monde regardait son téléphone qui avait cessé de fonctionner. Trevor a tourné la tête vers moi d’un air interrogateur. J’ai gagné un peu de temps en lui demandant à qui il avait parlé.

« À Brecker, à l’hôpital. » Un des agents de sécurité taus victimes peu avant la panne d’une sortie de route provoquée. « Ils ont tous été recousus et bandés, mais je ne crois pas qu’ils nous seront très utiles à court terme.

— D’accord.

— Et donc, tu as eu Damian, toi ?

— Amanda.

— Et ?

— Je l’ai informée de ce qui était arrivé à Geddy. Je lui ai dit qu’on s’efforçait de le récupérer.

— Et ? »

Je venais de passer huit mois à travailler comme conseiller diplomatique pour Tau, pendant lesquels j’avais appris à faire usage de mensonges stratégiques. Mais mentir à un camarade de tranche n’était pas la même chose. Trev me regardait d’un air perplexe, regard que j’ai soutenu, sachant l’importance du contact oculaire : le fuir était indicateur de mensonge. Mais ça m’a donné l’impression que je le regardais fixement et j’ai dû me rappeler de cligner des yeux.

« Elle veut qu’on le fasse, qu’on récupère Geddy. »

Il a penché la tête comme s’il avait entendu un bruit lointain mais inquiétant. Puis il a haussé les épaules en souriant. « Très bien. Alors, au travail. »

22

La maison de Shannon s’est soudain retrouvée bondée de Taus de Schuyler avec lesquels nous avons passé deux heures à mettre la dernière main au plan de sauvetage de Geddy. Plan qui avait des chances de réussite raisonnables, selon moi, mais nous avions besoin de temps pour réunir nos ressources, et minuit était déjà largement passé. Mieux valait lancer l’opération à l’aube, a suggéré Shannon. Ce qui nous laissait trois ou quatre heures pour mettre en place personnel et matériel et procéder aux préparatifs nécessaires.

À supposer que les télécommunications ne soient pas rétablies dans l’intervalle. Un mot de Damian ou d’Amanda suffirait à Trevor pour stopper net le projet.

Shannon a rajouté du bois dans le poêle durant la nuit. Une bruine s’est mise à tomber, embuant les vitres et rendant glissantes les rues obscures. Elle ne nous arrangeait pas, mais nous étions déterminés, à présent, et nous nous sommes dit que ça n’avait pas d’importance. Trevor allait et venait dans le salon pour expliquer sa tâche à chaque Tau et lui faire répéter son rôle, pour s’assurer que tout le monde savait ce qu’il avait à faire et pouvait le faire. C’était une espèce de chorégraphie collective, le génie des Affinités se manifestant dans ce rassemblement de gens ordinaires qui ne semblait dû qu’au hasard : je l’ai senti, tout comme Trevor. Il s’est assis quelques minutes à côté de moi en attendant qu’un des camarades de tranche de Shannon revienne avec une voiture. « Tu sais ce que ça me rappelle ? m’a-t-il demandé alors qu’une bourrasque projetait la pluie sur la fenêtre comme une poignée de petits cailloux. La fois où Mouse a eu des problèmes avec son ex barjo, il y a longtemps, tu venais d’arriver dans la tranche. »

Ah oui, Mouse. Elle avait déménagé quelques années auparavant dans l’Ouest et habitait à présent Calgary où elle travaillait comme comptable dans une entreprise du bâtiment majoritairement tau. Mais elle gardait le contact, appelait la maison de tranche tous les Noëls et tenait alors toujours à nous parler, à Trev et moi. « On était des amateurs, ai-je dit. On a eu de la veine de s’en tirer sans mal. Enfin, sans trop de mal.

— On apprenait ce que ça signifiait d’être tau, on prenait des risques qu’on n’aurait pas pris pour un étranger. Mais ouais, on sait mieux faire, maintenant. C’est toujours la même impulsion, malgré tout, pas vrai ? Ce qu’on ressent quand quelqu’un veut faire du mal à ceux qu’on aime.