Nous avions déjà eu cette discussion, même si elle ne s’était pas terminée comme il l’aurait voulu. « Ils n’ont pas besoin d’un autre. Ce n’est pas ce qu’ils cherchent. »
La suspension fatiguée de la Toyota n’était pas de taille pour les nids-de-poule de Spindevil. Trev gardait les yeux sur la route, même s’il me jetait de temps en temps un regard de côté. Il avait cessé de pleuvoir, enfin, d’un coup, mais un vent froid courbait les chênes et les hêtres au bord de la route. La couverture nuageuse s’était amincie au point de laisser paraître le soleil comme un disque couleur de lait.
J’ai répété ce que je lui avais déjà dit. Étant informés de notre présence, les Hets pouvaient quitter la ferme en voiture avec Geddy sans nous laisser la moindre solution pour les arrêter. Toute intervention directe mettrait Geddy en danger et nous ferait courir un risque que nous ne pouvions nous permettre de courir : celui d’attirer l’attention des forces de l’ordre. Par contre, tant que je discutais à l’intérieur avec eux, ils ne bougeraient pas et cela nous donnerait le temps de nous préparer à intervenir. Si le plan se déroulait comme prévu, que je sois ou non dans la ferme n’avait pas d’importance.
« C’est un putain de gros si, a rétorqué Trevor. Ces types ont quand même envoyé quatre Taus à l’hôpital. Ils feront ce qu’ils estiment pouvoir faire sans s’attirer d’ennuis.
— Un peu plus loin après le virage, lui a indiqué Jolinda. Tu verras leur maison quand on aura dépassé ce bosquet de chênes.
— Ce sont des Hets, ai-je dit. Ils ne feront rien de violent sans avoir obtenu l’autorisation de leurs chefs.
— C’est peut-être vrai de la plupart des Hets, a répondu Trev. Statistiquement parlant. Mais a priori, tu vas traiter avec un seul type. Qui pourrait se trouver à l’extrémité de la courbe des Hets. Qui pourrait être prêt à prendre l’initiative.
— Là ! s’est exclamée Jolinda. Vous la voyez ? »
Trev a ralenti en découvrant notre destination. À cette distance, rien ne la distinguait de la demi-douzaine d’autres propriétés devant lesquelles nous étions passés. Une ferme à un étage construite avec une ossature en bois peut-être cinquante ou soixante ans plus tôt et peinte d’un écœurant vert fatigué. Il manquait des bardeaux au toit, troué à ces endroits-là. Le perron s’affaissait. Il y avait au sud des chênes sauvages, et au nord, recouverts ici et là de broussailles, quelques hectares de terrain que quelqu’un avait peut-être essayé de cultiver, un jour, longtemps auparavant, dans un fol accès d’optimisme. Entourant le tout, un grillage muni de panneaux :
ARRÊT ET ENTRÉE INTERDITS
Tout contrevenant sera poursuivi.
« Il est aussi possible que j’arrive à les convaincre de nous rendre Geddy. Peut-être qu’ils ont réexaminé la question. Que pendant le rétablissement des communications ils ont appris par un coup de fil que la situation avait changé et qu’ils n’avaient plus besoin de lui.
— Comme ta conversation avec Amanda, a dit Trevor.
— Exactement. »
Ses pneus crissant sur le gravillon, la voiture s’est arrêtée à l’embranchement de l’allée qui conduisait à la ferme. J’ai longuement regardé la façade et ses cinq fenêtres sombres : deux à chaque niveau, la dernière, une lucarne minuscule dans ce qui devait être le grenier. Sans doute un Het nous observait-il derrière chacune. « Il y a cinq véhicules garés à l’arrière, a dit Trev, quatre 4×4 hets et la voiture que Geddy conduisait quand ils l’ont enlevé. Donc au moins huit ennemis potentiels là-dedans, à notre avis. Tu ne les verras peut-être pas tous, alors ne présume de rien. Tu as la radio ? »
Un des talkies-walkies de Shannon, accroché à ma ceinture. Nous en avions convenu avant de monter dans la Toyota : un quart d’heure après m’avoir vu entrer, Trevor prendrait contact avec moi. Selon les mots que je prononcerais ou pas, certaines choses se produiraient ou non.
« Mieux vaut y aller tout de suite, si tu es décidé à le faire », a dit Jolinda derrière nous.
J’ai ouvert la portière, suis descendu, ai refermé derrière moi. J’ai senti le vent sur mon visage, humide de la pluie du matin. J’ai entendu les branches des chênes qu’il faisait gémir, le ralenti un peu irrégulier du moteur. Mes jambes me semblaient trop lourdes pour pouvoir bouger, mais je me suis quand même mis en marche sur le gravillon. J’ai avancé vers le perron affaissé de la ferme en pensant aux gens qui me regardaient derrière les miroirs obscurs de ses fenêtres, et en me demandant dans laquelle de ces pièces se trouvait Geddy.
Le perron était encore en plus mauvais état qu’il n’en avait l’air vu de la route. Les marches en bois ont fléchi sous mon poids, élastiques de pourriture. Il y avait au-dessus de la porte une ampoule nue à moitié remplie d’eau de pluie et de rouille. La porte elle-même semblait légèrement de guingois sur ses gonds, et elle s’est ouverte au moment précis où j’allais frapper. Un homme se tenait dans l’ombre. « Entrez donc, monsieur Fisk », a-t-il dit.
J’ai reconnu la voix : c’était celle de l’homme qui m’avait parlé par talkie-walkie.
Et en entrant, j’ai reconnu le visage.
23
Du moins, il m’a semblé le reconnaître. Ce visage me disait quelque chose, sans que j’arrive pourtant à le relier à un nom ou à un souvenir concret. Grand, blanc, chauve, un physique de rat de salle de sport, l’homme devait être dans la quarantaine et avait l’air vaguement slave, avec ses pommettes saillantes. Il portait un jean et un sweat-shirt noir, simple mais élégant. Son sourire lèvres pincées était presque moqueur. Il a reculé en me faisant signe d’entrer.
Où avais-je déjà vu ce visage ?
J’ai mis le pied dans une grande pièce carrée, avec un escalier qui montait à l’étage et une ouverture voûtée qui donnait apparemment sur une cuisine. Le plancher était éraflé et comme noirci à la fumée. Le mobilier se composait d’un canapé, de six chaises de cuisine en plastique et d’un poêle à bois qui cliquetait dans un coin.
En supposant que ce Het de grande taille soit le chef, trois de ses subalternes lui tenaient compagnie dans la pièce : un à côté de la fenêtre, un autre qui bloquait l’accès à la cuisine et une femme dans l’escalier. Tous trois étaient armés d’un pistolet qu’ils avaient laissé dans leur étui et me regardaient avec des expressions allant du mépris à l’indifférence.
« Asseyez-vous, Adam, a dit l’homme dont la tête me rappelait quelque chose. Autant vous mettre à l’aise pour discuter.
— Il n’y a rien à discuter tant que je ne sais pas si Geddy va bien.
— D’accord, c’est compréhensible. Maggie, tu veux bien faire descendre notre invité ? »
La femme a hoché la tête avant de grimper l’escalier.
« Je vous offrirais bien un rafraîchissement, mais on est un peu à court. Qui est-ce qui vous attend dans la voiture ? Votre ami Trevor ? Cette femme de Schuyler qui tient la boutique Gizmos sur la grand-rue ? C’était malin de sa part, de distribuer des radios. Vous avez mis la tranche à contribution, pas vrai ? Mais nous aussi, nous avons des amis en ville. Des amis susceptibles par exemple de remarquer qu’une Tau d’ici et un inconnu sont en train de sortir un tas de talkies-walkies par l’arrière d’un magasin d’électronique. »
J’ai gardé le silence. Il a haussé les épaules. « Allez-y, asseyez-vous », a-t-il dit en désignant une chaise d’un geste qui, un instant, a soulevé la manche de son sweat-shirt et révélé un petit tatouage het noir. Un rectangle divisé en deux parties égales, comme la représentation d’une fenêtre à guillotine dans une bande dessinée.