C’est à ce moment-là que j’ai compris : non, je n’avais jamais vu ce visage.
Je l’avais dessiné.
La femme est redescendue, suivie par Geddy, lui-même suivi par un autre Het comme s’ils craignaient qu’il se sauve. Ce qui ne semblait guère probable de sa part.
Il portait les mêmes vêtements qu’en sortant de la maison, la veille : un pantalon en lin, une chemise en coton kaki, des tennis miteuses. Il avait l’air aussi lugubre qu’un prisonnier qu’on conduit au gibet. Mais il s’est immobilisé dès qu’il m’a vu. Son visage est passé par plusieurs phases : d’abord un sourire, puis la confusion et enfin la peur.
« Salut, Geddy, ai-je lancé.
— Salut, a-t-il répondu sans conviction.
— Ça va ? Ces types t’ont fait du mal d’une façon ou d’une autre ? »
Il a réfléchi un instant avant de répondre : « Ils ne veulent pas me laisser partir. Ils ne m’ont pas fait de mal. Mais ils m’ont menacé de le faire.
— On va te sortir de là.
— Minute, est intervenu le Het tatoué. Rien n’est encore certain sur ce point. C’est ce dont il faut discuter. Asseyez-vous là sur le canapé, Geddy. » Il s’est tourné vers moi. « Dites, sa mère l’a appelé comme ça à cause de Geddy Lee ? Le type de Rush, un groupe rock canadien d’avant ? On lui a posé la question, mais il n’a pas voulu nous répondre.
— Le nom vient du côté maternel de sa famille. Il y a une longue lignée de Geddy. Et vous ? Vous avez un nom ?
— Appelez-moi Tom.
— C’est votre vrai nom ?
— Bien sûr que non. Et il faut vraiment que vous vous asseyiez. »
Je me suis installé à côté du poêle. J’ai croisé les jambes et posé ma main gauche sur ma cuisse pour pouvoir consulter ma montre sans que ça se voie. Cinq minutes s’étaient écoulées depuis mon arrivée à la ferme. Il en restait dix. « Inutile de tourner autour du pot. Dites-moi juste ce que vous voulez. »
Tom a pris une chaise contre le mur pour venir s’asseoir en face de moi, si près que nos genoux se frôlaient. Quand il a repris la parole, j’ai senti son haleine, aigre et piquante, comme s’il se nourrissait de café noir et de brie. « Sans vouloir vous vexer, vous et vos copains devez être plutôt idiots, si vous ne savez pas ce que nous voulons.
— Qui est ce nous dont vous parlez ? Vous-même ? Votre tranche ? Votre sodalité ? Votre Affinité ?
— Allons, Adam. Nous voulons que votre frère Aaron puisse voter la loi Griggs-Haskell sans que personne s’en mêle. Nous savons que ce n’est pas ce que Tau préférerait et nous savons que Tau dispose d’une vidéo potentiellement assez embarrassante pour forcer Aaron à quitter la Chambre des représentants. Nous soupçonnions un truc de ce genre avant de recueillir Geddy, mais il a eu la gentillesse de nous le confirmer… pas vrai, Geddy ? »
Geddy n’a pas répondu, les yeux toujours baissés sur le plancher.
« Si c’est une menace, il faut vous montrer plus explicite, ai-je dit.
— Ceux qui menacent, c’est vous. Et dans votre cas précis, Adam, vous menacez votre propre frère ! Nous vous rendons simplement la pareille. Alors ne parlez pas comme si vous valiez mieux que nous. »
J’avais dessiné le visage de cet homme à Vancouver, des années auparavant, à partir de la description faite par Rachel Ragland des hommes venus l’interroger. (Chauve comme un œuf, avait-elle dit, la tête comme un pain de mie, la bouche qui s’ouvre à la manière d’une mâchoire de marionnette.) Si ce n’était pas le même homme, c’était du moins quelqu’un qui correspondait à la fois à la description et au portrait. Rachel avait aussi parlé du tatouage het : même taille, même emplacement. Rien d’étonnant donc que ce type semble me connaître. Il travaillait pour les services de sécurité hets et pouvait avoir un dossier sur moi (ainsi que sur Amanda et sur Damian) depuis cette désastreuse assemblée à Vancouver. Peut-être même était-il impliqué dans l’assassinat de Meir Klein.
« Vous ne me dites toujours pas ce que vous voulez, Tom.
— Nous voulons la garantie qu’Aaron sera autorisé à voter à sa guise, comme le souhaitent Dieu et l’électorat.
— Dieu, l’électorat et le lobby het.
— Si vous préférez. Et je tiens à préciser que nous n’avons aucun intérêt à faire du mal à Geddy. Mais si vous ressortiez d’ici avec lui, Het et Aaron se retrouveraient les mains vides. C’est notre moyen de pression sur Jenny, et sans Jenny, vous ne pouvez rien prouver. La vidéo seule ne convaincra personne. Jenny est la clé de tout. Il faut donc qu’on soit en position de négocier. On a besoin que Jenny sache que participer à vos manigances pourrait avoir des conséquences regrettables. »
Il ignorait donc que Tau s’était procuré une autre déclaration sous serment d’une copine récente d’Aaron. Pour ce qui était de Tau, sa menace n’avait aucun poids. Amanda s’était montrée claire sur ce point : la vidéo serait publiée avec ou sans l’accord de Jenny… et que Geddy soit encore captif ou non.
Mais je ne pouvais rien en dire à « Tom ». Selon toute probabilité, il ne me croirait pas. Il ne considérerait certainement pas cela comme une raison pour nous rendre Geddy. Et si, par miracle, il me croyait — ou s’il arrivait à transmettre l’information plus haut dans la chaîne de commandement het —, j’aurais trahi ma propre Affinité en révélant ce secret.
Bien sûr, j’avais déjà trahi Tau en mentant à Trevor. Mais j’espérais obtenir qu’on me pardonne une fois Geddy en sécurité. Je pensais arriver à faire comprendre à Trevor, à Amanda et peut-être même à Damian pourquoi j’avais fait ce que j’étais en train de faire.
« Vous proposez quoi, alors ? ai-je demandé. Mais vous ne pouvez peut-être pas répondre avant d’avoir reçu des instructions ? »
Il a souri d’un air narquois. Son regard a brillé : il semblait presque joyeux. « Quel cliché éculé… les Hets amoureux de la hiérarchie qui ont toujours besoin qu’un chef leur dise quoi faire. Ce n’est pas entièrement faux, bien entendu. Pour ce qui est des actions collectives, nous nous assurons qu’on est bien tous sur la même longueur d’onde et qu’on fait bien tous ce qu’il faut, c’est vrai. Mais dans des situations de ce genre, des opérations sur le terrain ? Ce n’est pas de la chirurgie du cerveau. On envoie quelqu’un qui peut se charger de donner des ordres. En attendant que la panne cesse, je suis cette personne. Si vous nous croyez paralysés tant que les téléphones ne fonctionnent pas, vous n’êtes pas seulement dans l’erreur, vous êtes idiots. »
J’ai jeté un coup d’œil à ma montre. Douze minutes s’étaient écoulées.
« Et donc, a-t-il poursuivi, je veux juste fixer les conditions. On ne peut pas vous donner Geddy. Pas aujourd’hui. Vous comprenez, non ? Vous ne pouvez pas obtenir sa libération, quelle que soit la promesse que vous ferez. On a besoin qu’Aaron vote comme prévu et on a besoin de s’accrocher à Geddy d’ici là. Ce que je veux vous faire comprendre, c’est que ce ne sera pas nécessairement désagréable. Le vote est prévu pour la semaine prochaine, sauf report dû à la crise, et nous pouvons assurer un séjour tout à fait confortable à Geddy d’ici là. Dans un endroit qui va rester secret, bien entendu, mais confortable et tranquille. » Il s’est tourné vers Geddy pour lui adresser un sourire de marionnette. « Voyez ça comme des vacances. Passées à manger, boire, se détendre et regarder des vidéos jusqu’à ce que le problème soit réglé. Après quoi Het paye la note et vous êtes libre. »