« Nous t’attendions pour dîner, a dit maman Laura. Viens faire un brin de toilette. Geddy va monter ta valise dans ta chambre, tu veux bien, Geddy ? »
Le garçon a semblé ravi de se charger du sac marin dans lequel j’avais jeté quelques vêtements de rechange. « Merci, ai-je dit.
— Ne tarde pas », a conseillé mon père, qui n’avait pas changé depuis notre dernière rencontre. La même chemise bleue impeccable, la même cravate noire froissée et desserrée. C’était un homme de grande taille, mais sans embonpoint. On disait que je lui ressemblais, ce qui était sans doute vrai, mais cette ressemblance ne m’apparaissait que quand j’étais fatigué ou en colère. Comme si un mécontentement de tous les instants avait laissé sa marque sur son visage.
À table, nous n’avons pas parlé de mamie Fisk… du moins, pas tout de suite. Nous avions déjà eu cette conversation-là au téléphone, pour les points importants. Un deuxième problème de santé, celui-là sans rapport avec sa vessie, avait tiré mamie Fisk du sommeil au petit matin. Cette fois-ci, elle ne s’était pas excusée du dérangement qu’elle causait à tout le monde, n’avait pas tenu à s’habiller avant l’arrivée des ambulanciers. Elle s’était réveillée incapable de contrôler ou de sentir la moitié droite de son corps, d’y voir de plus d’un œil, de parler de manière articulée et compréhensible : elle ne pouvait s’exprimer que par un horrible gémissement terrifié.
Elle avait perdu conscience avant d’arriver à l’Onenia County Hospital. Les scans avaient révélé une très importante hémorragie cérébrale… bref, une attaque. Elle était dans le coma depuis deux jours, et même si mon père ne pouvait se résoudre à le dire (« Les perspectives ne semblent guère prometteuses » a été la formulation la plus proche dont il a été capable), on ne s’attendait pas à ce qu’elle se remette. L’hôpital avait promis d’appeler à la moindre évolution de son état : nous irions tous à son chevet le lendemain matin.
« Même si elle n’a pas l’air de s’en rendre compte, a ajouté mon père. À vrai dire, je ne crois pas qu’elle ait même conscience de notre présence. »
Maman Laura avait préparé un énorme repas, avec des patates douces au sucre brun et du poulet rôti, mais personne n’avait grand appétit et moi encore moins. Nous nous sommes regardés les uns les autres qui mangions du bout des lèvres. À quarante-deux ans, soit dix de moins que mon père, maman Laura avait toujours ce même comportement timide qu’au moment où son mariage avait fait d’elle une Fisk : une prudence instinctive qui se manifestait dans son langage corporel et sur son visage, toujours un peu détourné. Cette déférence masquait un authentique amour du travail qui l’intégrait dans la famille. Nous avions les moyens d’embaucher toutes sortes d’employés, mais il n’était pas question pour maman Laura d’avoir une bonne ou une cuisinière. Non qu’elle se considérait comme une domestique. Elle s’attendait à ce qu’on lui soit reconnaissant de ce qu’elle faisait. Mais c’était aussi sa manière de démontrer qu’elle avait le droit d’être parmi nous. Elle nous nourrissait et nettoyait notre maison, ce qui lui valait un respect minimal et non négociable, pour elle comme pour son fils Geddy. Ce soir-là, elle a regardé d’un air triste les plats auxquels personne n’avait touché sur la table, même si elle n’avait pas davantage mangé que nous.
« Tous ces ennuis en mer de Chine méridionale, a dit mon père. Et dans le golfe Persique. Ce n’est pas bon pour nos affaires. Ni pour la ville. »
C’était l’idée qu’il se faisait d’un sujet de conversation neutre. Il adressait ses remarques à mon frère aîné, Aaron, qui était assis à côté de moi, les épaules carrées, fourchette et couteau levés au-dessus de l’assiette : son appétit semblait à peu près intact. Et comme toujours, il savait ce qu’on attendait de lui. « Les Chinois, a-t-il répondu avec un hochement de tête, ces putains de Saoudiens… »
C’était une dynamique si familière que je n’ai pas vraiment eu besoin d’écouter la suite : les opinions de mon père, amplifiées par mon frère. Non qu’Aaron fasse semblant. Tout comme notre père, il considérait l’Amérique comme un paradis déchu en dehors duquel on ne trouvait qu’un désert de vénalité, de pauvreté et de fourberie. Maman Laura a pris la parole à un moment, pour me proposer de me resservir en purée de pommes de terre. J’ai poliment refusé.
« Comment se passent tes cours ? m’a-t-elle demandé lors d’une pause dans la conversation.
— Pas mal.
— Je n’arrive pas à voir comment ça fonctionne. L’école de graphisme, je veux dire. Vous faites beaucoup de dessin ?
— Ça ne se limite pas tout à fait au dessin.
— Non, bien sûr. »
Aaron et mon père ont échangé des coups d’œil impatients avant de se remettre à parler du Moyen-Orient et du prix du pétrole qui ne cessait d’augmenter. J’ai regardé Geddy, en face de moi, mais il ne s’intéressait qu’à son assiette, y déplaçant sa nourriture sans avaler grand-chose. Il semblait fatigué. Il avait le visage bouffi. Il prenait facilement peur et sa meilleure défense consistait, comme toujours, à se replier sur lui-même. Mamie Fisk s’était toujours montrée gentille avec lui comme avec moi… comment s’en sortirait-il sans elle ? Sa mère prendrait soin de lui, mais qui le comprendrait ?
Nous sommes tous allés nous coucher quand onze heures ont sonné à l’horloge du salon. J’ai dormi dans la chambre qui était la mienne depuis des années. J’ai ouvert la fenêtre de deux ou trois centimètres. Un front froid suivait de près la pluie qui avait traversé le comté d’Onenia, aussi la brise qui soulevait le rideau était-elle fraîche et humide. Le moindre bruit m’était familier : le saule qui s’agitait devant la maison, l’eau qui dévalait les tuyaux de descente, l’écho quadrangulaire d’un endroit auquel on est habitué. C’était le reste de la maison qui me semblait creux, sans cœur.
Le lendemain matin, nous sommes allés voir mamie Fisk.
Nous nous sommes installés dans la salle d’attente des visiteurs en passant les uns après les autres un peu de temps avec mamie Fisk. Mon tour est venu après celui de mon père et d’Aaron.
Elle ne réagissait à rien et un médecin nous avait annoncé avec tout le tact possible qu’elle n’avait presque plus aucune fonction cérébrale supérieure, mais qu’il était toujours possible — c’est du moins ce que nous nous sommes dit en faisant semblant d’y croire — qu’elle ait conscience de notre présence. J’en ai douté dès que je l’ai vue. Mamie Fisk ne se trouvait pas dans cette chambre. C’était bien son corps sur le lit, intubé et relié à des moniteurs, les joues creuses parce qu’on lui avait enlevé son dentier (outrage qu’elle n’aurait jamais toléré), mais elle-même était partie. Tout simplement partie. Quand j’ai pris sa main, celle-ci m’a paru inerte, comme faite de cure-pipes et de papier mâché.
J’ai quand même remercié mamie Fisk pour tout ce qu’elle m’avait donné. Et elle m’avait beaucoup donné. En particulier l’idée que je n’étais peut-être pas complètement seul au monde.
Jenny Symanski est arrivée à l’hôpital en fin d’après-midi. Je l’ai serrée dans mes bras, mais nous n’avons eu le temps d’échanger que deux ou trois mots avant qu’elle passe elle aussi un peu de temps avec mamie Fisk. Pendant lequel maman Laura a laissé entendre que je pouvais sans aucun problème inviter Jenny à dîner quelque part. Le reste de la famille se relaierait à la cafétéria de l’hôpital, mais maman Laura trouvait que Jenny méritait un peu plus raffiné, maintenant que j’étais de retour. Je trouvais aussi.
Nous avons pris ma voiture. Nous nous sommes éloignés de l’hôpital, passant devant les magasins d’usine pour remonter l’ancienne grand-rue de Schuyler jusqu’au restaurant chinois qu’elle et moi fréquentions depuis des années, Au dragon souriant. Un sol en linoléum vert, un ficus en très mauvaise santé dans la vitrine, rien de prétentieux.