— Quelle suffisance ! m’écriai-je. Faire de la non-appartenance aux confréries une vertu !
— Comment supporter autrement le poids de la Volonté ? (Il tourna son regard vers le palais.) L’humble s’élève et le puissant tombe. Considère ces mots comme une prophétie, Guetteur : ce prince plein de vigueur aura reçu une bonne leçon avant l’été. Je lui crèverai les yeux pour le punir d’avoir pris Avluela.
— Tu n’y vas pas de main-morte. Ce soir, c’est la trahison qui parle par ta bouche.
— Je te répète que c’est une prophétie.
— Tu ne pourras jamais t’approcher suffisamment de lui. (Agacé d’avoir pris ces sottises au sérieux, j’ajoutai :) Et qu’as-tu à lui reprocher ? Il ne fait que ce que font les princes. C’est à elle que tu devrais reprocher de l’avoir rejoint. Elle aurait pu refuser.
— Pour qu’il lui fasse couper les ailes ou qu’il la tue. Non, elle n’avait pas le choix. Moi, si !
Brusquement, dans un geste terrible, l’Elfon lança en avant un pouce et un index désarticulés et crochus, faisant mine de les enfoncer dans une paire d’yeux imaginaires :
— Attends. Tu verras !
Deux Chronomanciens apparurent dans la cour. Ils installèrent les appareillages de leur confrérie et allumèrent les cierges permettant de déterminer de quoi serait fait le lendemain. Une fumée blême à l’odeur écœurante monta à mes narines. Je n’eus, soudain, plus envie de poursuivre la conversation.
— Il se fait tard. J’ai besoin de me reposer et il va bientôt falloir que je prenne ma veille.
— Veille avec attention, me répondit Gormon.
5
Cette nuit, dans ma chambre, lorsque j’accomplis la quatrième et dernière Vigile de cette longue journée, je détectai pour la première fois de ma vie une anomalie. Mais j’étais incapable de l’interpréter. C’était une sensation obscure, un mélange de saveurs et de sons, l’impression d’un contact avec une masse colossale. Soucieux, je demeurai beaucoup plus longtemps que d’habitude à l’écoute mais ce que je percevais ne fut pas plus clair à la fin de la séance qu’au commencement.
Quand j’en eus terminé, je me pris à réfléchir aux obligations de ma charge.
Dès l’enfance, on inculque aux Guetteurs qu’il faut donner rapidement l’alarme et le Guetteur la lance s’il juge que le monde est en danger. Devais-je donc prévenir les Défenseurs ? Au cours de mon existence, l’alarme avait été donnée à quatre reprises et, chaque fois, ç’avait été une fausse alerte. Les Guetteurs qui avaient provoqué une mobilisation pour rien l’avaient payé cher. L’un d’eux avait fait le don de son cerveau aux banques mémorielles. Un autre était devenu neutre par mortification. Le troisième avait brisé ses instruments et rejoint les hors-confrérie. Quant au dernier, il avait en vain tenté de continuer dans la même profession et s’était aperçu qu’il était un objet de risée pour tous ses collègues. Pour ma part, je ne voyais aucune raison d’accabler celui qui avait lancé une fausse alerte. Mieux vaut qu’un Guetteur lance l’alarme trop tôt que trop tard. Mais c’étaient là les coutumes de notre confrérie et elles me liaient.
J’examinai la situation et conclus que je n’avais pas de mobiles valables pour donner l’alerte. Gormon m’avait mis des idées obsédantes dans la tête : peut-être était-ce simplement la conséquence de ses propos moqueurs au sujet d’une invasion imminente.
Je ne pouvais rien faire. Je n’osais pas me déconsidérer en criant précipitamment au loup. Je me méfiais de mes propres émotions.
Et je m’abstins.
Tourmenté, troublé, en proie à des sentiments contradictoires, je refermai ma carriole et m’endormis comme une souche.
En me réveillant, à l’aube, je me précipitai à la fenêtre, m’attendant à voir les envahisseurs dans la rue. Mais tout était calme. Une grisaille hivernale baignait la cour où des Serviteurs ensommeillés bousculaient des neutres apathiques. Le cœur serré d’angoisse, j’effectuai ma première Vigile de la journée et constatai avec soulagement que la bizarre sensation de la veille ne se renouvelait pas, encore que ma sensibilité, je ne l’ignorais pas, fût toujours plus aigué de nuit que de jour.
Après avoir déjeuné, je descendis dans la cour. Gormon et Avluela y étaient déjà. La petite Volante paraissait épuisée et abattue mais je me gardai de faire la moindre allusion à la nuit qu’elle avait passée avec le prince. L’Elfon, adossé à un mur orné de coquilles de radiaires, me demanda si ma Vigile s’était bien déroulée.
— Pas trop mal.
— Quels sont tes projets pour aujourd’hui ?
— Je vais me promener dans Roum. Vous m’accompagnez, vous deux ?
— Bien sûr, répondit-il, tandis qu’Avluela acquiesçait mollement du menton.
Et, comme les touristes que nous étions, nous nous mîmes en route pour visiter les splendeurs de la cité.
Gormon, qui affirmait n’y avoir jamais mis les pieds, désavoua ses propres assertions en jouant le rôle de guide. Il dissertait aussi bien qu’un Souvenant sur tout ce que nous voyions en déambulant à travers les rues tortueuses. Les témoignages épars des millénaires s’offraient aux regards. Nous examinâmes les dômes à énergie du second cycle et le Colosseum où, à une époque incroyablement reculée, l’homme et le fauve s’affrontaient comme des bêtes dans la jungle. Dans la carcasse démantelée de ce lieu d’horreur, Gormon évoqua la sauvagerie de cette période qui se perdait dans la nuit des temps.
— Ils combattaient nus devant des foules immenses. Les hommes, armés de leurs seuls poings, se mesuraient à des animaux appelés lions, des sortes de gros chats velus à la tête énorme. Et quand le lion gisait dans son sang, son vainqueur se tournait vers le prince de Roum et lui demandait de l’absoudre du crime pour lequel il avait été jeté dans l’arène. S’il s’était bien battu, le prince faisait ce geste et l’homme était libéré. (Gormon nous montra le geste : il leva le pouce et le secoua à plusieurs reprises d’avant en arrière.) Mais si l’autre avait fait preuve de couardise ou si le lion était mort vaillamment, le prince faisait un geste différent et l’homme était massacré par une seconde bête.
Derechef, l’Elfon nous fit une démonstration : le poing fermé et brandi de manière saccadée, le majeur tendu.
— Comment sait-on tout cela ? s’enquit Avluela.
Mais Gormon fit mine de ne pas avoir entendu.
Nous vîmes les pylônes à fusion construits au début du troisième cycle pour capter l’énergie du noyau de la Terre. Ils étaient encore en état de marche bien qu’ils fussent ternis et corrodés. Nous vîmes les restes d’une machine météorologique brisée : c’était encore une puissante colonne haute de vingt fois la taille d’un homme. Nous vîmes une colline sur laquelle des bas-reliefs de marbre blanc du premier cycle pointaient tels de pâles massifs de fleurs hivernales. En nous dirigeant vers l’intérieur de la cité, nous parvînmes à un glacis hérissé d’amplificateurs stratégiques prêts à cracher la puissance même de la Volonté sur l’envahisseur. Nous aperçûmes un marché où des visiteurs stellaires marchandaient des fragments de pièces d’antiquité exhumés par des paysans. Gormon se mêla à la foule et fit plusieurs acquisitions. Nous entrâmes dans une maison de plaisir à l’usage des voyageurs d’outre-espace où l’on pouvait acheter n’importe quoi, depuis de la quasi-vie jusqu’à des monceaux de glace à passion. Nous mangeâmes dans un petit restaurant au bord du fleuve Tebr où l’on servait les hors-confrérie sans faire de façons et, sur l’insistance de Gormon, nous dégustâmes une substance à la consistance pâteuse et à la saveur sucrée, arrosée d’un vin jaune aigrelet, deux spécialités locales.