— Tu mens ! m’écriai-je. Tu mens !
Il éclata de rire. Et retira sa main intacte de la Bouche de Vérité.
6
L’esprit en déroute, je m’enfuis de la sphère miroitante avec ma carriole et mes instruments. Il faisait froid et sombre dans la rue. La nuit était tombée d’un seul coup comme c’est le cas en hiver. La neuvième heure approchait. Ce serait très bientôt le moment de la Vigile.
Les paroles railleuses de Gormon roulaient avec un bruit de tonnerre dans ma tête. Il avait tout machiné. Il nous avait manœuvrés pour nous conduire à la Bouche de Vérité, il m’avait arraché l’aveu que j’avais perdu la foi en ma mission et avait extorqué une autre confession à Avluela. Il nous avait impitoyablement et délibérément donné des renseignements qu’il n’avait pas besoin de révéler en employant des mots calculés pour m’atteindre droit au cœur.
La Bouche de Vérité était-elle une imposture ? Avait-il pu mentir et s’en sortir indemne ?
Jamais depuis que j’avais commencé ma tâche je n’avais vigilé avant l’heure fixée. Mais les réalités étaient en train de s’écrouler et je ne pouvais attendre que sonne la neuvième heure. Ployant le dos dans le vent, j’ouvris la carriole, ajustai mes instruments et m’immergeai dans la vigilance comme un plongeur.
Ma conscience amplifiée se rua vers les étoiles.
Tel un dieu, je parcourais l’infini. Je ressentais l’impact du vent solaire mais, n’étant pas un Volant, je n’avais pas à craindre que cette pression me détruise et je dépassai à une vitesse foudroyante les particules de lumière en courroux pour m’enfoncer dans les ténèbres au delà de l’empire du soleil. Au-dessous de moi pulsait une pression différente.
Des astronefs approchaient.
Ce n’étaient pas des vaisseaux de ligne chargés de touristes avides de contempler notre monde déchu. Ce n’étaient pas des navires marchands dûment immatriculés, ni des unités laboratoires qui prélèvent la poussière interstellaire, ni des plates-formes de plaisance en orbite hyperbolique.
C’étaient des nefs militaires — noires, étrangères, menaçantes. Impossible de dire combien il y en avait. Je savais seulement qu’elles fonçaient vers la Terre à une vitesse égale à plusieurs années-lumière, repoussant devant elles un cône de déviation énergétique et c’était ce cône que j’avais senti, c’était lui que j’avais également senti durant ma dernière veille grondant dans mon esprit par le truchement de mes appareils, m’engloutissant comme un cristal dont les lignes de contrainte brasillent et chatoient.
C’était ce que j’avais guetté tout au long de mon existence.
J’avais été formé pour déceler ce phénomène. J’avais prié pour qu’il me soit donné de ne jamais le détecter. Puis, dans ma désespérance, j’avais prié pour qu’il me soit, au contraire, donné de le détecter. Puis j’avais cessé d’y croire. Et finalement, par la grâce de l’Elfon Gormon, je le percevais alors que je veillais avant l’heure, accroupi dans une froide rue de Roum devant l’enceinte de la Bouche de Vérité.
On donne pour consigne à l’apprenti Guetteur de sortir de sa Vigile dès qu’une vérification attentive a confirmé ses observations pour pouvoir donner l’alarme. Avec discipline, j’effectuai ces vérifications en passant d’un canal à l’autre et en triangulant. J’enregistrais toujours cette inquiétante sensation, la présence d’une force titanesque se ruant sur la Terre à une vitesse inimaginable.
Ou je m’abusais ou c’était l’invasion. Mais j’étais incapable de sortir de mon état de transe pour lancer l’alerte.
Langoureusement, amoureusement, je m’attardai à absorber ces signaux sensoriels pendent des heures, me sembla-t-il. Je caressais mes instruments, y trouvant la totale affirmation de la foi que m’apportaient mes cadrans. Je me morigénais obscurément, me disais que je perdais un temps précieux, que mon devoir m’ordonnait d’interrompre cet ignoble abandon au destin pour prévenir les Défenseurs.
Enfin, je m’arrachai à la Vigilance et retrouvai le monde que j’avais vocation de protéger.
Avluela était près de moi, hébétée, terrifiée, hagarde, se mordant les poings.
— Guetteur ! Guetteur, m’entends-tu ? Qu’est-il arrivé ? Que va-t-il se passer ?
— L’invasion. Combien de temps suis-je resté inconscient ?
— Environ une demi-minute…, je ne sais pas. Tu avais les yeux fermés. J’ai cru que tu étais mort.
— Gormon a dit la vérité ! L’invasion est à nos portes. Où est-il ? Où est-il allé ?
— Il a disparu quand nous sortions de l’endroit où il y a la Bouche, répondit-elle dans un souffle. Guetteur, j’ai peur. Il me semble que tout s’effondre. Il faut que je prenne mon vol. Je ne peux plus rester au sol !
— Attends ! (Je voulus l’agripper par le bras mais elle m’échappa.) Ne pars pas encore. Je dois d’abord donner l’alarme. Après…
Mais elle était déjà en train de se dévêtir. Son corps pâle dénudé jusqu’à la taille luisait dans la pénombre. Les gens, autour de nous, se hâtaient dans tous les sens, ignorant ce qui se préparait. Je désirais qu’Avluela demeure auprès de moi mais je ne pouvais tarder davantage à donner l’alarme. Aussi, lui tournant le dos, je revins à ma carriole.
Comme prisonnier d’un rêve né d’une trop longue patience, je tendis la main vers le node dont je ne m’étais encore jamais servi, celui qui alerterait tous les Défenseurs d’un bout à l’autre de la planète.
L’alarme avait-elle déjà été lancée ? Un autre Guetteur avait-il éprouvé ce que j’avais éprouvé et, moins paralysé que moi par la stupéfaction et le doute, avait-il accompli l’acte ultime des Guetteurs ?
Non. Dans ce cas, j’entendrais hurler les sirènes dont les haut-parleurs en orbite au-dessus de la cité répercuteraient les ululements.
J’effleurai le node. Du coin de l’œil je vis Avluela dépouillée des vêtements qui la gênaient s’agenouiller pour réciter ses formules, gorger de force ses ailes frêles. Dans un instant, elle prendrait son essor, elle serait hors de mon atteinte.
D’un seul geste vif, j’actionnai le dispositif d’alerte.
Au même instant, je remarquai un robuste gaillard qui s’approchait à grands pas. Pensant que c’était Gormon, je me levai dans l’intention de me jeter sur lui. Mais ce n’était pas l’Elfon : c’était quelque Serviteur zélé au teint terreux. Il s’adressa à Avluela :
— Tout doux, Volante ! Baisse tes ailes. Le prince de Roum m’a chargé de te conduire auprès de lui.
Il la saisit à bras-le-corps. Les petits seins d’Avluela se soulevaient, palpitants, et la colère flamboyait dans ses prunelles.
— Lâche-moi ! Je vais m’envoler.
— Le prince de Roum te réclame, riposta le Serviteur en la serrant entre ses bras musclés.
— Le prince de Roum aura d’autres distractions cette nuit, lui dis-je. Il n’aura pas besoin d’elle.
Comme je disais ces mots, les sirènes commencèrent à chanter du haut des cieux.
Le Serviteur lâcha prise. Pendant un instant, ses lèvres remuèrent sans qu’un son s’échappât de sa bouche. Il fit l’un des signes qu’il convient de faire pour se placer sous la protection de la Volonté, regarda le ciel et balbutia :
— L’alarme ! Qui l’a lancée ? C’est toi, vieux Guetteur ?
Les gens couraient comme des fous dans la rue.