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— Quelque chose qui ne va pas, Guetteur ?

— Non. L’instant n’est pas propice pour vigiler. J’attendrai.

— Dis-moi, quand les ennemis de la Terre surgiront vraiment des étoiles, tes machines t’avertiront ?

— Je le crois.

— Et alors ?

— Je préviendrai les Défenseurs.

— Après quoi l’œuvre de toute ta vie sera achevée ?

— Peut-être.

— Mais pourquoi êtes-vous toute une confrérie ? Pourquoi n’y a-t-il pas un centre directeur de surveillance ? Pourquoi êtes-vous une armée de Guetteurs itinérants ?

— Plus les vecteurs de détection sont nombreux, plus grandes sont les chances d’être alertés rapidement en cas d’invasion.

— Ainsi, un Guetteur isolé pourrait aussi bien mettre sa machine en marche et ne rien déceler alors que l’envahisseur serait déjà là ?

— Cela pourrait se produire. C’est justement la raison pour laquelle nous avons adopté la solution de la surabondance d’effectifs.

— Il y a des moments où je trouve que vous poussez cette pratique à l’extrême. (Gormon s’esclaffa.) Crois-tu vraiment à l’éventualité d’une invasion ?

— Oui, répondis-je sur un ton gourmé. Sinon, j’aurais gâché mon existence.

— Mais pourquoi les Stellaires voudraient-ils s’emparer de la Terre ? Que possédons-nous en dehors des vestiges des vieux empires ? Que feraient-ils de cette misérable ville de Roum ? De Perris ? De Jorslem ? Des cités pourrissantes ! Des princes débiles ! Allons, Guetteur, reconnais-le : l’invasion est un mythe et tu te livres quatre fois par jour à une activité qui ne rime à rien. N’est-ce pas ?

— Vigiler est mon métier et mon savoir. Les tiens sont de railler. A chacun sa spécialité, Gormon.

— Pardonne-moi, fit-il avec une feinte humilité. Et retourne à ta Vigile.

— J’y vais.

La rage au cœur, je me penchai sur mes instruments, bien résolu, cette fois, à ignorer toute interruption, si brutale fût-elle. Les étoiles étaient levées. Je regardai les constellations flamboyantes et mon esprit enregistra automatiquement le pullulement des mondes. Veillons, m’exhortai-je. Continuons de guetter en dépit des persifleurs.

J’entrai totalement en Vigilance.

Étreignant les manchons, je me laissai porter par le torrent d’énergie qui déferlait en moi, concentrai mes pensées sur les cieux et m’efforçai d’y déceler des entités hostiles. Quelle extase ! Quelle incroyable splendeur ! Moi qui n’avais jamais quitté cette petite planète, j’errais de par les ténébreuses étendues du vide, je glissais du brasier d’une étoile à l’autre, je voyais les planètes tournoyer comme des toupies. Des visages se tournaient vers moi au hasard de ma déambulation, des visages sans yeux et des visages aux yeux multiples. La galaxie aux peuples sans nombre m’était accessible dans toute sa diversité. J’épiai, à l’affût de possibles concentrations de forces hostiles. J’examinai des terrains de manœuvre et des camps militaires. Comme je le faisais quatre fois par jour depuis que j’étais arrivé à l’âge adulte, je cherchai les envahisseurs prophétiquement annoncés, les conquérants qui, à la fin des temps, devaient prendre possession de la guenille qu’était notre monde.

Je ne remarquai rien et lorsque j’émergeai de ma transe, épuisé et couvert de sueur, ce fut pour voir qu’Avluela descendait du ciel.

Elle se posa, légère comme une plume. Quand Gormon l’appela, elle s’élança vers lui en courant, ses petits seins frémissant. Les bras puissants de l’Elfon se refermèrent sur son corps frêle. Leur étreinte était dépourvue de passion mais toute de joie. Quand il la lâcha, Avluela se tourna vers moi et laissa tomber d’une voix haletante :

— Roum. Roum !

— Tu l’as vue ?

— J’ai tout vu ! Des gens par milliers ! Des lumières ! Des avenues ! Un marché ! Des ruines vieilles de plusieurs cycles ! Oh, Guetteur ! Quelle merveille que Roum !

— Alors, tu as fait un bon vol ?

— Miraculeux !

— Nous nous y rendrons demain pour y élire domicile.

— Non, Guetteur. Maintenant ! Tout de suite ! (Une animation enfantine s’était emparée d’elle, elle était rouge d’excitation :) Cela ne fait qu’une petite étape. Regarde… On y est presque !

— Il vaut mieux que nous nous reposions d’abord. Tu ne voudrais pas que nous arrivions fatigués à Roum.

— Nous nous reposerons quand nous y serons. Viens. Range toutes tes affaires. Tu as fait ta Vigile, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Eh bien, en avant ! En route pour Roum !

Je lançai un coup d’œil suppliant à Gormon. Il faisait nuit. Le moment était venu de préparer le camp pour dormir quelques heures.

Pour une fois, l’Elfon se rangea de mon côté.

— Le Guetteur a raison, dit-il à Avluela. Un peu de repos ne fera de mal à personne. Nous partirons pour Roum au lever du jour.

Avluela fit la moue. Elle avait plus que jamais l’air d’une enfant. Ses ailes retombèrent mollement, son corps fragile s’affaissa. Elle replia avec mauvaise humeur ses élytres jusqu’à ce qu’ils ne fissent plus sur son dos que de petites bosses de la taille du poing et ramassa ses vêtements éparpillés sur la route. Elle se rhabilla pendant que nous montions le camp, Gormon et moi. Je procédai ensuite à la distribution des tablettes nutritives et chacun se retira dans son alvéole. Je dormis d’un sommeil agité et rêvai d’Avluela. Elle se détachait comme une enluminure sur une lune déchiquetée et Gormon l’accompagnait dans son vol.

Deux heures avant l’aube, je me levai pour effectuer ma première Vigile, puis réveillai mes deux compagnons et nous nous mîmes en route pour la fabuleuse cité impériale, pour Roum.

2

La clarté du matin brillait d’un éclat cru comme si c’était un monde jeune de création récente. La route était déserte. Les gens ne se déplaçaient guère, à présent, sauf ceux qui étaient, comme moi, des errants par habitude et par nécessité professionnelle. Nous devions parfois nous ranger pour laisser passer le chariot d’un membre de la confrérie des Maîtres, une douzaine de neutres à la physionomie dénuée d’expression attelés au timon. Pendant les deux premières heures, nous vîmes quatre de ces véhicules, tous hermétiquement clos afin de dissimuler les traits altiers des Maîtres à la vue des inférieurs comme nous. Plusieurs voitures à patins chargées de marchandises nous dépassèrent. Un certain nombre de flotteurs filaient au-dessus de nos têtes mais, la plupart du temps, nous avions la route pour nous seuls.

Les environs de Roum étaient parsemés de vestiges de l’Antiquité : des colonnes isolées, les restes d’un aqueduc allant de nulle part à nulle part et qui ne transportait rien, le portail d’un temple évanoui. C’était là la Roum la plus ancienne mais les Roum des cycles ultérieurs y avaient marqué leur trace : cabanes de paysans, dômes de distributeurs d’énergie, carcasses de tours d’habitation. Nous tombions occasionnellement, mais c’était plus rare, sur la carcasse carbonisée de quelque antique vaisseau aérien. Gormon examinait tout et, de temps en temps, il prélevait un échantillon. Avluela regardait en ouvrant de grands yeux, muette.

Enfin nous atteignîmes les murs majestueux de la cité. Ils étaient faits de pierres bleues lustrées, parfaitement jointées, et pouvaient avoir huit fois la hauteur d’un homme. La route aboutissait à une voûte en encorbellement qui perçait la muraille. La porte était ouverte. Comme nous en approchions, un homme encapuchonné portant la sévère robe des Pèlerins vint à notre rencontre. Sa stature était extraordinaire. On n’aborde pas un Pèlerin de son propre chef mais on l’écoute s’il vous fait signe.