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Il nous fit signe.

— D’où viens-tu ? me demanda-t-il à travers l’orifice grillagé de son masque.

— Du sud. J’ai vécu quelque temps en Ogypte, puis j’ai franchi le Pont de Terre pour venir à Talia.

— Où vas-tu ?

— A Roum où je resterai temporairement.

— Comment va la Vigile ?

— Comme à l’accoutumée.

— As-tu où te loger à Roum ?

Je secouai la tête.

— Nous nous en remettons à la bienveillance de la Volonté.

— La Volonté n’est pas toujours bienveillante, répliqua-t-il d’un air distrait. Et l’on n’a guère besoin de Guetteurs à Roum. Pourquoi voyages-tu avec une Volante ?

— Pour avoir de la compagnie. Et parce qu’elle est jeune et réclame protection.

— Qui est l’autre ?

— Un hors-confrérie. C’est un Elfon.

— Je le vois bien. Mais pourquoi est-il avec toi ?

— Il est robuste et je suis vieux. Alors, nous voyageons ensemble. Où te rends-tu, Pèlerin ?

— A Jorslem. Existe-t-il une autre destination pour ceux de ma confrérie ?

D’un haussement d’épaules, je convins qu’il n’y en avait pas d’autre.

— Pourquoi ne viendrais-tu pas à Jorslem avec moi ? reprit-il.

— Je monte vers le nord. Jorslem est au sud, tout près de l’Ogypte.

— Tu as été en Ogypte mais tu n’es pas allé à Jorslem ?

— Non. Le temps n’en était pas venu pour moi.

— Viens à Jorslem, à présent. Nous ferons la route de compagnie, Guetteur, en parlant des temps passés et des temps à venir. Je t’assisterai dans ta Vigile et tu m’assisteras dans ma communion avec la Volonté. Acceptes-tu ?

J’étais tenté. Devant mes yeux apparut fugitivement l’image de Jorslem la Dorée, de ses édifices et de ses autels sacrés, de ses lieux de renouveau où les vieillards retrouvent la jeunesse, de ses tours et de ses tabernacles. Bien que je ne sois pas un homme à l’esprit changeant, j’eus envie sur le moment de tourner le dos à Roum et d’accompagner le Pèlerin à Jorslem.

— Mais mes compagnons…

— Laisse-les. Il m’est interdit de voyager avec un sans-confrérie et je ne désire pas faire le chemin avec une femme. Nous irons seuls à Jorslem tous les deux, Guetteur.

Avluela, qui, pendant toute cette conversation, était restée immobile à mon côté, les sourcils froncés, me lança un regard terrifié.

— Je ne les abandonnerai pas, répondis-je.

— Eh bien, j’irai à Jorslem sans toi.

Une main osseuse, longue, blanche et assurée sortit de dessous sa robe. Du bout des doigts, je touchai respectueusement le bout des siens.

— Que la Volonté te soit miséricordieuse, ami Guetteur, dit le Pèlerin. Et quand tu viendras à Jorslem, mets-toi à ma recherche.

Et, sans un mot de plus, il s’éloigna.

— Tu serais volontiers allé avec lui, n’est-ce pas ? me demanda Gormon.

— J’y ai songé.

— Que trouverais-tu de plus à Jorslem qu’à Roum ? C’est une ville sainte. Roum aussi. Ici, tu pourras te reposer quelque temps. Tu n’es pas en état de reprendre la route à l’heure qu’il est.

— Tu as peut-être raison, répondis-je — et, rassemblant ce qui me restait encore d’énergie, j’avançai en direction de la porte de Roum.

Des yeux vigilants nous surveillaient derrière les fentes pratiquées dans le mur. Lorsque nous eûmes franchi la moitié de la distance qui nous séparait de l’enceinte, une Sentinelle adipeuse, au visage grêlé et aux bajoues pendantes, nous ordonna de nous arrêter et nous demanda ce que nous venions faire à Roum. Quand j’eus dit à quelle confrérie j’appartenais et quel était mon but, elle poussa un grognement dégoûté.

— Va-t’en ailleurs, Guetteur ! Ici, c’est de gens utiles que nous avons besoin.

— Vigiler a son utilité, rétorquai-je d’une voix affable.

— Sans doute, sans doute. (Il lorgna Avluela.) Qui est celle-là ? Les guetteurs sont célibataires, non ?

— Ce n’est qu’une compagne de route.

La Sentinelle éclata d’un rire gras.

— Je parie que voilà une route que tu parcours souvent ! Encore qu’elle soit plutôt gringalette. Quel âge a-t-elle ? Treize ans ? Quatorze ? Approche un peu, ma belle, que je m’assure que tu ne passes pas de marchandises de contrebande.

Il la palpa rapidement, fit une grimace au contact de ses seins et haussa les sourcils en sentant les deux bosses que faisaient ses ailes sous les épaules.

— Qu’est-ce à dire ? Tu es mieux fournie par-derrière que par-devant ! Tu es une Volante, pas vrai ? C’est répugnant pour une Volante de frayer avec des vieux Guetteurs puants.

Il gloussa et se mit à tâter le corps d’Avluela d’une manière telle que Gormon bondit avec fureur, le meurtre dans ses yeux cerclée de feu. Je réagis à temps ; je le pris par le poignet, le serrant de toutes mes forces, et je le retins avant qu’il ne se jette sur la Sentinelle, ce qui aurait scellé notre sort à tous les trois. Il essaya de se dégager, manquant presque de me renverser. Mais il se calma et capitula sans cesser de regarder férocement le garde ventripotent qui continuait de palper Avluela, soi-disant pour voir si elle ne faisait pas de « contrebande ».

Finalement, la Sentinelle se tourna vers lui et prit un air écœuré :

— Quelle espèce de chose es-tu ?

— Un hors-confrérie, Votre Grâce, répondit Gormon d’une voix glaciale. Un humble et indigne produit de la tératogenèse. Et néanmoins un homme libre qui désire entrer dans Roum.

— Nous n’avons pas besoin de monstres chez nous.

— Je mange peu et je travaille dur.

— Tu travaillerais encore plus dur si on te neutralisait.

Gormon le regarda avec colère.

— Pouvons-nous entrer ? demandai-je à la Sentinelle.

— Un instant.

Le garde coiffa son bonnet à pensées et, plissant les yeux, se mit en contact avec les silos à mémoire. L’effort crispait ses traits. Enfin, il se décontracta. Quelques secondes plus tard, la réponse lui parvint. Nous n’entendions rien du dialogue mais sa mine désappointée ne laissait nulle place au doute : il était clair que l’on n’avait trouvé aucune raison de nous interdire l’accès de Roum.

— Passez, laissa tomber la Sentinelle. Tous les trois. Dépêchez-vous !

Nous franchîmes la porte.

— J’aurais pu l’éventrer d’un seul coup, dit Gormon.

— Et tu aurais été neutralisé avant la nuit. Il a suffi d’un peu de patience et nous voici dans Roum.

— La façon qu’il avait de la tripoter…

— Tu as une attitude très possessive envers Avluela. N’oublie pas que c’est une Volante et qu’elle est sexuellement interdite à un hors-confrérie.

Il fit mine d’ignorer ma riposte.

— Elle n’éveille pas plus mes sens que les tiens, Guetteur. Mais il m’est insupportable de la voir traitée ainsi. Je l’aurais tué si tu ne m’avais pas retenu.

— Maintenant que nous sommes à Roum, où va-t-on se loger ? s’enquit Avluela.

— Laisse-moi d’abord trouver le siège de ma confrérie. Je vais m’inscrire à l’hôtellerie des Guetteurs. Ensuite, nous chercherons la loge des Volants pour y manger.

— Après quoi, nous irons au cloaque des sans-confrérie pour mendier des piécettes, fit sèchement Gormon.

— J’ai pitié de toi parce que tu es un Elfon mais je trouve indécent que tu t’apitoies sur toi-même. Venez.

Tournant le dos au portail, nous enfilâmes une rue tortueuse et caillouteuse qui s’enfonçait au cœur de Roum. Nous nous trouvions à la couronne extérieure de la cité, un quartier d’habitation constitué de bâtiments bas et trapus que surmontait le lourd bouclier des installations de défense. A l’intérieur de ce cercle se dressaient les tours étincelantes que nous avions aperçues la veille au soir en rase campagne, les vestiges de l’ancienne Roum soigneusement préservés depuis dix mille ans et plus, le marché, la zone industrielle, la butte des communications, les temples de la Volonté, les silos à mémoire, les asiles de sommeil, les lupanars des extra-terrestres, les édifices administratifs, les sièges centraux des différentes confréries.