— Tu ne vas quand même pas me laisser seule dans ce désert !
— Je dois aller visiter les malades.
En définitive, elle m’accompagna — non point qu’elle eût été subitement touchée par la grâce et désirât rendre service mais parce qu’un refus aussi égoïste l’aurait desservie à Jorslem.
Le village était une modeste bourgade décrépite — l’Ogypte, en effet, somnole sous sa chaleur torride et les millénaires passent sans apporter beaucoup de changements. Le contraste qu’elle offre avec les trépidantes cités du Sud de la Frique —dont les grandes Manufactures assurent la prospérité — est saisissant.
Étouffant dans cette atmosphère d’étuve, nous suivîmes les enfants qui nous conduisirent aux maisons des malades.
La maladie de la cristallisation est un maléfique présent des étoiles. Rares sont les affections d’origine galactique qui frappent les hommes de la Terre. Ce mal, apporté par des touristes en provenance de la constellation de l’Epieu, s’est acclimaté chez nous. S’il était apparu aux jours de gloire du second cycle, il aurait été jugulé en un clin d’œil. Mais, aujourd’hui, notre science est débile et il ne se passe pas une année sans qu’une épidémie éclate. Olmayne était visiblement terrorisée quand nous pénétrâmes dans la première hutte d’argile où étaient confinées les victimes.
C’est une maladie fatale. Tout ce que l’on peut espérer est que les personnes saines seront épargnées. Heureusement, elle n’est pas extrêmement contagieuse. C’est un mal insidieux dont on ignore le mode de propagation. Il est fréquent que le mari ne le transmette pas à sa femme alors qu’il se manifeste soudain à l’autre bout de la ville, voire dans une autre région. Le premier symptôme est la desquamation, des démangeaisons, de l’irritation. La peau se détache par plaques au contact du linge. Puis les os se décalcifient et deviennent mous. La chair acquiert une consistance flasque, caoutchouteuse, mais ce n’est encore là que la première phase. Bientôt on constate un durcissement des tissus externes. Une épaisse membrane opaque se forme sur la surface de l’œil, les narines peuvent se souder, la peau est rugueuse et granuleuse. C’est le stade dit prophétique : le patient acquiert les dons des Somnambules et prononce des oracles. Il arrive que l’esprit se détache du corps pendant des heures sans que les processus vitaux s’interrompent pour autant. La cristallisation intervient vingt jours après la contamination. Le squelette se désagrège, l’épiderme se fendille et se craquelle, formant des cristaux brillants rigoureusement géométriques. L’aspect du malade est alors d’une grande beauté. Il est comme une reproduction de lui-même qui aurait été faite en pierres précieuses. Les cristaux ont des miroitements violets, verts, rouges. D’une heure à l’autre, leurs facettes se remanient. La plus faible lumière arrache à l’infortuné des reflets éblouissants qui sont une joie pour l’œil. Pendant ce temps interviennent des transformations internes comme si une étrange chrysalide était en train de naitre. Durant toute cette métamorphose, les organes continuent miraculeusement de fonctionner bien que, à la phase cristalline, le malade ne soit plus capable de communiquer. Il est possible qu’il n’ait pas conscience des changements qui ont lieu en lui. Enfin, les organes vitaux sont atteints et les mécanismes métaboliques prennent fin. L’agent agresseur ne peut, en effet, transformer les organes sans tuer l’hôte du même coup. La mort est rapide : une brève convulsion, une dernière décharge de l’influx nerveux, le corps du cristallisé s’arque tandis que retentit un frêle tintement de verre qui tremble — et c’est fini. Sur la planète d’origine, la cristallisation n’est pas une maladie mais une authentique métamorphose, fruit d’une évolution millénaire tendant à l’instauration de relations symboliques. Malheureusement, ce cheminement préparatoire n’a pas eu lieu chez les Terriens et l’issue est invariablement fatale.
Le mal étant irréversible, nous ne pouvions rien faire de vraiment utile, Olmayne et moi, sinon essayer de réconforter ces pauvres gens affolés et ignorants. Je compris immédiatement qu’il y avait déjà un certain temps que le village était frappé. Tous les stades étaient représentés, depuis la phase éruptive initiale jusqu’à la cristallisation terminale. Les malades étaient placés dans la cabane en fonction du degré d’infection. A ma gauche s’alignaient une rangée de victimes récentes, toutes pleinement conscientes, qui se grattaient maladivement les bras en méditant sur les horreurs qui les attendaient. Devant le mur du fond étaient disposées cinq paillasses sur lesquelles gisaient des villageois à l’épiderme induré qui en étaient à la phase prophétique. A ma droite, des patients à des phases diverses de cristallisation dont l’un, perle du lot, vivait visiblement ses derniers moments. Son corps, serti de faux rubis, de fausses émeraudes et de fausses opales, était d’une beauté presque douloureuse. Il remuait à peine. Enfermé dans cette radieuse coquille, il était perdu dans je ne sais quel rêve extatique, savourant au seuil de la mort des émotions et des délices qu’il n’avait jamais pu connaître tout au long de sa rude existence de paysan.
— C’est affreux ! murmura Olmayne en s’éloignant de la porte. Je ne veux pas entrer !
— Il le faut. C’est notre devoir.
— Je n’ai jamais demandé à appartenir à la confrérie des Pèlerins !
— Tu as voulu te racheter, lui rappelai-je. Le rachat se gagne.
— Nous allons attraper la maladie !
— La Volonté peut nous atteindre n’importe où, Olmayne. Le mal frappe au hasard. Le danger n’est pas plus grand ici qu’à Perris.
— Pourquoi donc y a-t-il autant de malades dans ce seul village ?
— Peut-être a-t-il encouru le déplaisir de la Volonté.
— Comme tu la connais, la rengaine du mysticisme ! s’exclama-t-elle avec aigreur. Je me suis trompée sur ton compte. Je te croyais un homme raisonnable. Ton fatalisme est écœurant.
— J’ai vu ma planète conquise. J’ai vu mourir le prince de Roum. Ce sont les calamités dont j’ai été témoin qui ont engendré cette nouvelle façon de voir qui est désormais la mienne. Entrons.
Nous entrâmes bien qu’Olmayne manifestât toujours autant de répugnance. Soudain, une vague de peur m’envahit mais je cachai mon effroi. Pendant cette discussion avec la ravissante Souvenante qui était ma compagne, ma piété m’avait presque servi d’armure mais, maintenant, je ne pouvais pas nier la frayeur que je sentais bouillonner en moi.
Je m’exhortai au calme. La rédemption, me disais-je, a des formes multiples. Si la maladie doit être celle que revêtira la mienne, je me soumettrai à la Volonté.
Peut-être Olmayne arrivera-t-elle à la même conclusion à moins que son sens du théâtre ne l’obligeât à jouer à contrecœur les dames visiteuses. Elle fit la tournée des malades avec moi. Nous passâmes de grabat en grabat, la tête baissée, la pierre d’étoile entre les mains. Nous disions des paroles de réconfort, sourions aux patients récemment atteints, avides d’être rassurés, nous priions. Olmayne s’arrêta devant une jeune fille à la phase secondaire dont une pellicule de tissu corné voilait déjà les yeux, s’agenouilla et de sa pierre toucha les joues dont la peau s’écaillait. La jeune fille proférait des oracles mais, heureusement, dans une langue inconnue.
Nous arrivâmes enfin au malade à la phase terminale, encastré dans son somptueux sarcophage. Bizarrement, toute peur m’avait quitté et il en allait de même d’Olmayne car elle resta longtemps silencieuse devant le malheureux si grotesquement paré avant de chuchoter : « C’est terrible ! C’est merveilleux ! Quelle beauté ! »
D’autres baraques identiques à celle-là nous attendaient. Les villageois s’agglutinaient aux portes. Quand nous ressortions, les habitants valides se prosternaient, s’accrochaient au bas de nos robes en nous suppliant d’une voix stridente d’intercéder pour eux auprès de la Volonté. Nous répondions par les paroles qui nous paraissaient les plus appropriées sans être trop fallacieuses. Les gisants nous écoutaient sans réagir comme s’ils savaient déjà qu’il n’y avait rien à faire pour eux mais ceux qui étaient encore indemnes buvaient chacune des syllabes que nous prononcions. Le chef du village — par intérim : le vrai était cristallisé — nous remercia à n’en plus finir comme si nous avions effectivement fait quelque chose de concret. En tout cas, nous avions apporté une consolation, et ce n’était pas à dédaigner.