Comme nous sortions de la dernière des maisons transformées en lazarets, nous aperçûmes quelqu’un qui nous regardait de loin. Nous reconnûmes la silhouette fluette de l’Elfon Bernalt. Olmayne me lança un coup de coude :
— Cette créature nous suit, Tomis. Depuis le Pont de Terre, elle nous suit.
— Il va aussi à Jorslem.
— Peut-être, mais pourquoi se serait-il arrêté ici ? Dans cet endroit épouvantable ?
— Chut ! Tâche d’être polie avec lui.
— Polie avec un Elfon !
Bernalt s’avança. Son souple vêtement gommait ce qu’avait d’insolite son physique de mutant. Il désigna tristement le village du menton et dit :
— Quelle tragédie ! La Volonté a cruellement frappé en ces lieux.
Il était arrivé, nous expliqua-t-il, quelques jours plus tôt et avait rencontré un ami de Nayrub où il était né. Je pensai que c’était un autre Elfon mais il précisa qu’il s’agissait d’un Chirurgien qui s’était arrêté là pour aider autant que faire se pouvait les villageois éprouvés. L’idée qu’un Chirurgien pût avoir un Elfon pour ami me parut un peu singulière et révulsa positivement Olmayne qui ne prenait pas la peine de dissimuler sa répugnance envers Bernalt.
Un homme déjà partiellement cristallisé sortit en titubant d’un des gourbis, tordant ses mains noueuses. Bernalt l’aida doucement à rentrer.
— Il y a des moments, dit-il quand il nous eut rejoints, où l’on est bien content d’être un Elfon. Nous sommes immunisés contre cette maladie. (Une lueur brilla soudain dans ses yeux.) Mais je vous importune peut-être, Pèlerins ? Votre visage a l’air d’être de pierre derrière le masque. Je n’ai pas l’intention de vous incommoder. Voulez-vous que je vous laisse ?
— Bien sûr que non.
Je n’en pensais pas un mot. Sa présence me mettait mal à l’aise. Peut-être le mépris dans lequel on tenait généralement les Elfons était-il contagieux et avait-il fini par me contaminer.
— Reste un moment, poursuivis-je. Je te proposerais bien de nous accompagner jusqu’à Jorslem mais tu sais que cela nous est interdit.
— Certainement. Je comprends très bien.
Une brûlante amertume se devinait derrière sa courtoisie glacée. La plupart des Elfons sont si avilis et si bestiaux qu’ils sont incapables de comprendre à quel point les hommes et les femmes normalement inféodés à une confrérie les honnissent mais, à l’évidence, Bernalt connaissait les tourments, fils de l’intuition. Il sourit et tendit le bras.
— Voici mon ami.
Trois hommes approchaient. L’un d’eux — mince, le teint sombre, la voix douce, le regard las, des cheveux blonds clairsemés — était le Chirurgien. Un officiel des forces d’invasion et un extra-terrestre originaire d’une autre planète l’accompagnaient.
— J’ai appris que deux Pèlerins étaient venus, dit l’envahisseur. Soyez remerciés pour le réconfort que vous avez peut-être apporté à ces pauvres gens. Je suis Earthclaim Dix-Neuf, gouverneur de ce district. Voulez-vous être mes hôtes à souper ?
Accepter l’hospitalité d’un envahisseur me laissait réticent et la manière dont Olmayne serra brusquement sa pierre d’étoile dans son poing trahit l’hésitation qu’elle éprouvait, elle aussi. Le conquérant semblait vivement souhaiter que nous nous rendions à son invitation. Il était moins grand que la majorité de ses congénères et ses bras disproportionnés descendaient plus bas que ses genoux. Sous le flamboyant soleil d’Ogypte, son épaisse peau cireuse avait acquis un lustre éclatant mais il ne transpirait pas.
Après un long silence tendu et gênant, le Chirurgien dit :
— Inutile de tergiverser. Dans ce village, nous sommes tous frères. Vous serez des nôtres ce soir, n’est-ce pas ?
Nous cédâmes. Notre hôte occupait une villa au bord du lac Médit. Dans la lumière limpide de la fin de l’après-midi, j’eus l’impression de distinguer à gauche la langue que faisait le Pont de Terre et même l’Eyrope sur l’autre rive. Nous fûmes accueillis par des membres de la confrérie des Serviteurs qui nous apportèrent des rafraîchissements dans le patio. L’envahisseur avait une large domesticité exclusivement constituée de Terriens, une preuve de plus que la conquête était à présent devenue une institution totalement admise par la masse de la population.
Nous parlâmes longtemps après la tombée de la nuit tout en buvant tandis que des aurores palpitantes dansaient dans l’obscurité. Bernalt l’Elfon, cependant, demeurait à l’écart de la conversation. Peut-être le gênions-nous. Olmayne, elle aussi, était d’humeur sombre et gardait ses distances. La vue du village ravagé l’avait mise dans un état complexe de dépression mêlée d’exaltation et la présence de Bernalt concourait peut-être à la plonger dans le mutisme car l’idée de faire un effort pour se montrer polie devant un Elfon ne l’effleurait même pas. Notre hôte, débordant de charme, était aux petits soins pour elle et s’efforçait de dissiper sa mélancolie. J’avais déjà eu l’occasion de voir auparavant des conquérants pleins de charme. J’avais voyagé juste avant l’invasion avec l’un d’eux qui se faisait passer pour un Elfon terrien du nom de Gormon. En ce temps-là, sur sa planète natale, Earthclaim Dix-Neuf était poète.
— Il me semble inconcevable, lui dis-je, que quelqu’un ayant les goûts que vous avez puisse faire partie d’une armée d’occupation.
— Toutes les expériences sont les nourrices de l’art, répliqua-t-il. Je cherche à m’épanouir. D’ailleurs, je ne suis pas un guerrier mais un administrateur. Est-il donc tellement étrange qu’un poète puisse être un administrateur ou un administrateur un poète ? (Il se mit à rire.) Parmi vos nombreuses confréries, il n’y en a pas une de poètes. Pourquoi ?
— Nous avons les Communicants. Ils servent votre muse.
— Oui, mais sur un plan religieux. Ils sont les porte-parole de la Volonté, pas ceux de leur âme propre.
— Il n’y a pas de différence entre la Volonté et l’âme. Leurs vers sont d’inspiration divine mais c’est de leur cœur qu’ils jaillissent.
Ma réponse ne parut pas le convaincre.
— Je suppose que vous diriez que, si l’on va au fond des choses, toute poésie est finalement de nature religieuse. Mais vos Communicants ont un domaine beaucoup trop limité. Ils ne font que s’incliner devant la Volonté.
Olmayne intervint :
— Vous donnez dans le paradoxe. La Volonté embrasse tout et vous, vous prétendez que nos Communicants sont trop limités.
— Il y a d’autres thèmes de poésie en dehors de celui de la dissolution du moi dans la Volonté. L’amour humain, la joie de défendre son foyer, l’émerveillement que l’on éprouve à être nu Sous les astres embrasés… (Il s’esclaffa.) Et si la chute si rapide de la Terre tenait au fait que ses seuls poètes étaient les chantres de la soumission au destin ?
— La Terre est tombée, rétorqua le Chirurgien, parce que la Volonté a voulu que nous expiions le crime qu’ont commis nos ancêtres en traitant les vôtres comme des bêtes. La qualité de notre poésie n’a rien à voir là-dedans.