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— La Volonté a décrété que la défaite serait votre châtiment, c’est cela ? Mais si elle est omnipotente, elle a forcément décrété aussi que vos pères commettraient le crime qui a rendu le châtiment nécessaire. Non ? La Volonté qui se fait des niches ! Voilà bien la difficulté de croire en une force divine déterminant tous les événements ! Où est l’élément de choix qui donne son sens à la souffrance ? Obliger des gens à commettre un péché et le leur faire expier ensuite par la défaite me semble dépourvu de toute signification. Excusez-moi si je blasphème.

— Vous ne comprenez pas, objecta le Chirurgien. Tout ce qui est survenu sur cette planète fait partie d’un enchaînement de préceptes moraux. La Volonté ne peaufine pas chaque événement, qu’il soit grand ou petit. Elle fournit la matière première et nous laisse les modeler à notre guise.

— Par exemple ?

— La Volonté a doté les Terriens de certains talents et d’un certain savoir. Au cours du premier cycle, nous avons émergé en peu de temps de l’état de barbarie. Au cours du second cycle, nous nous sommes élevés aux cimes. A l’apogée de notre grandeur, imbus de vanité, nous avons choisi d’aller au delà de nos limites. Nous avons mis en captivité des créatures extra-terrestres sous prétexte de les « étudier » alors que, en réalité, nous agissions ainsi par arrogance, pour nous amuser. Et nous avons joué avec les climats tant et si bien que les océans se sont réunis, que les continents ont été submergés et que cela a entraîné la destruction de notre ancienne civilisation. C’est de cette façon que la Volonté nous a montré les frontières de l’ambition humaine.

— J’aime encore moins cette philosophie pessimiste, dit l’envahisseur. Je…

— Laissez-moi terminer. L’effondrement de la Terre du second cycle a été notre punition. La défaite de la Terre au troisième cycle, vaincue par vous, est le complément de ce châtiment mais elle marque aussi le début d’une nouvelle ère. Vous êtes l’instrument de notre rédemption. En nous infligeant l’ultime humiliation de l’écrasement, vous nous avez fait toucher le fond. Maintenant, notre âme se lave de ses souillures, nous recommençons notre progression ascendante, aguerris par les épreuves.

Je dévisageai avec un soudain étonnement le Chirurgien qui exprimait des idées qui me travaillaient depuis que j’avais pris la route de Jorslem — l’idée d’une rédemption à la fois personnelle et planétaire. Pour la première fois, je commençai à prêter attention à cet homme.

— Puis-je me permettre une observation ? demanda Bernalt qui n’avait pas encore ouvert la bouche.

Nous le regardâmes. Les scintillantes rayures pigmentées qui striaient ses joues trahissaient son émotion.

— Tu parles de rédemption pour les Terriens, ami, dit-il au Chirurgien. Entends-tu par là tous les Terriens ou seulement ceux qui font partie des confréries ?

— Tous, bien sûr. N’avons-nous pas été tous également vaincus ?

— Certes, mais nous ne sommes pas égaux en d’autres domaines. Peut-il y avoir rédemption pour une planète qui maintient des millions de ses enfants en dehors des confréries ? Je parle des créatures de mon espèce, évidemment. Nous avons, il y a bien longtemps, commis un crime en nous dressant contre ceux qui nous avaient créés et avaient fait de nous des monstres. Nous avons tenté de nous emparer de Jorslem. Nous avons été punis et il y a mille ans que notre châtiment se prolonge. Ne sommes-nous pas toujours des hors-caste ? Quel espoir de rédemption avons-nous ? Pouvez-vous, vous, membres des confréries, considérer que l’adversité qui vous a frappés vous a purifiés et rendus vertueux alors que vous continuez à nous accabler ?

L’argument eut l’air de troubler le Chirurgien.

— Pardonne-moi, mon ami. Bien sûr, ce que tu dis est vrai. Je me suis laissé entrainé. La chaleur… ce vin délectable… Quelles sottises ai-je dites !

— Dois-je comprendre qu’est en train de se constituer un mouvement de résistance qui nous chassera bientôt de cette planète ? s’enquit Earthclaim Dix-Neuf.

— Je parlais seulement en termes abstraits, dit le Chirurgien.

— Votre résistance ne sera pas moins abstraite. Ne m’en veuillez pas mais je ne vois pas chez vous de force que nous ne serions pas en mesure de défaire en l’espace d’une seule nuit. Nous envisageons une longue occupation et ne nous attendons pas à nous heurter à une forte opposition. Depuis notre arrivée qui remonte à plusieurs mois, nous n’avons pas noté de recrudescence d’hostilité. Au contraire : on nous accepte de mieux en mieux.

— C’est un élément dans un ensemble, fit le Chirurgien. Le poète que vous êtes devrait comprendre que les mots possèdent toutes sortes de significations. Nous n’avons pas besoin de vaincre nos maîtres étrangers pour nous libérer de leur domination. N’est-ce pas assez poétique pour vous ?

— C’est admirable, répondit l’envahisseur en se levant. Et maintenant, si nous passions à table ?

7

Il ne fut plus question de revenir sur ce sujet. Il est difficile de débattre de philosophie quand on banquette et notre amphitryon ne paraissait pas apprécier ces analyses des destinées de la Terre. Dès qu’il eut découvert qu’Olmayne avait été Souvenante avant de prendre l’habit de Pèlerin, l’envahisseur ne s’adressa pour ainsi dire plus qu’à elle, l’interrogeant sur notre histoire et sur la vieille poésie de chez nous. Comme il en allait de la plupart des conquérants, notre passé excitait prodigieusement sa curiosité. Peu à peu, Olmayne sortit de son mutisme et évoqua longuement les recherches qu’elle avait conduites à Perris. Elle dissertait avec aisance des mystères de notre histoire et Earthclaim l’interrompait parfois par une question intelligente et pertinente. Pendant ce temps, nous dégustions des mets provenant de bien des mondes, gourmandises peut-être importées par le gros marchand à la morale élastique qui nous avait emmenés à Marsay. Il faisait frais dans la villa, les Serviteurs étaient attentionnés. Le malheureux village frappé par le fléau, à une demi-heure de marche, aurait aussi bien pu être dans une autre galaxie tant il était loin de nos propos.

Quand nous prîmes congé, au matin, le Chirurgien nous pria de lui permettre de faire route avec nous.

— Je ne peux rien faire de plus ici, nous expliqua-t-il. Je suis venu de Nayrub dès que l’épidémie s’est déclarée et je suis resté des jours et des jours, plus pour consoler que pour guérir, naturellement. Mais je suis attendu à Jorslem. Toutefois, si en acceptant que je vous accompagne vous deviez violer vos vœux…

— Mais non, venez donc, lui répondis-je.

— Nous aurons un compagnon de plus.

C’était au troisième personnage que nous avions rencontré dans le village qu’il faisait allusion, l’énigmatique extra-terrestre dont nous n’avions pas encore entendu le son de la voix. Plat et apiciforme, un peu plus grand qu’un homme, il possédait un jeu de jambes angulaires formant comme un trépied et était originaire de la Spirale d’Or. Il avait une peau râpeuse d’un rouge éclatant et les trois pans coupés de sa tête effilée étaient garnis de rangées d’yeux verticaux et hyalins. Je n’avais encore jamais vu une pareille créature. D’après le Chirurgien, il était en mission d’information et avait déjà amplement sillonné Aïs et Stralya. Pour l’heure, il visitait les contrées riveraines du lac Médit. Après avoir vu Jorslem, il devait faire la tournée des grandes cités d’Eyrope. Solennel, ne se départant en aucun cas d’une attention qui vous mettait mal à l’aise sans que jamais ses multiples yeux clignassent, sans jamais proférer le moindre commentaire, il ressemblait plus à une bizarre machine, à un absorbeur de données de silo mémoriel qu’à un être vivant. Mais il était inoffensif et il n’y avait pas d’inconvénient à ce qu’il nous accompagne jusqu’à la cité sainte.