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Tout ce qui se trouvait à l’intérieur des murs remontait visiblement à une haute antiquité. Jorslem est la seule cité au monde où l’architecture du premier cycle a été aussi bien conservée. Ce ne sont pas seulement des colonnes rompues et des aqueducs en ruine comme à Roum mais des rues entières, des arcades couvertes, des tours, des boulevards qui ont survécu aux bouleversements de l’histoire. Nous errâmes avec émerveillement à travers ce singulier décor, longeant des artères caillouteuses, nous enfonçant dans d’étroites venelles où enfants et mendiants se bousculaient, traversant des marchés embaumant le parfum des épices.

Après avoir ainsi déambulé une heure, nous jugeâmes qu’il était temps de nous mettre en quête d’un logement et force nous fut de quitter le Chirurgien. En effet, une hôtellerie pour Pèlerins ne l’aurait pas accepté et nous installer ailleurs aurait été une coûteuse folie pour Olmayne et moi. Nous l’accompagnâmes à l’auberge où il avait retenu une chambre. Je le remerciai de l’amabilité dont il avait fait preuve au cours de notre voyage, il me remercia tout aussi solennellement en formulant le vœu que nous nous revoyions dans les jours à venir et nous nous séparâmes. L’un des nombreux établissements spécialisés dans la clientèle des Pèlerins nous loua des chambres, à Olmayne et à moi.

Jorslem a pour seule vocation d’accueillir les Pèlerins et d’occasionnels touristes de sorte que ce n’est en réalité qu’un vaste caravansérail. On y rencontre dans les rues autant de Pèlerins en robe que de Volants en Hind. Après avoir pris un peu de repos, nous nous restaurâmes et sortîmes. Nous nous dirigeâmes vers une large avenue d’où l’on pouvait voir, à l’est, la ville intérieure, la partie la plus sacrée de la cité. C’est une ville dans la ville. Le quartier le plus ancien, si petit qu’il faut moins d’une heure pour le traverser de bout en bout à pied, est enfermé derrière de hauts murs. C’est là que sont rassemblés les sanctuaires vénérés par les vieilles religions de la Terre — les christiens, les hébroux, les mislams. On prétend que le lieu où mourut le dieu des christiens se trouve là mais c’est peut-être une légende déformée par le temps car un dieu qui meurt, cela dépasse l’entendement. Dans un coin de la vieille ville se dresse un dôme doré, sacré pour les mislams et qu’entretient avec soin le petit peuple de Jorslem. Il est bâti sur une hauteur devant laquelle se dresse le mur de grosses pierres grises qu’adoraient les hébroux. Ces choses demeurent mais l’idée qu’elles concrétisaient s’est évanouie. Quand j’étais parmi les Souvenants, je n’avais jamais rencontré un seul érudit capable de m’expliquer quel mérite il y a à rendre un culte à un mur ou à un dôme d’or. Et pourtant, les anciens documents sont formels : ces trois croyances du premier cycle furent d’une grande profondeur et d’une grande richesse.

La vieille ville comportait aussi un édifice du second cycle qui offrait à nos yeux un intérêt beaucoup plus immédiat. Comme nous contemplions l’enceinte sacrée dans le crépuscule, Olmayne me dit :

— Il faudra nous inscrire demain à la maison du renouvellement.

— Je suis d’accord. J’aspire, maintenant, à être soulagé du poids de quelques années.

— Est-ce que ma requête sera acceptée, Tomis ?

— A quoi bon se tracasser ? Nous nous présenterons, nous ferons notre demande et tu sauras alors à quoi t’en tenir.

Je n’entendis pas sa réponse car, au même instant, trois Volants passèrent dans l’air au-dessus de nos têtes. Ils étaient nus conformément aux usages de leur confrérie et la Volante qui était au centre du groupe, svelte, délicate, tout en ailes et en os, évoluait avec une grâce exceptionnelle même pour ces créatures aériennes.

— Avluela ! balbutiai-je.

Le trio ailé disparut à l’est derrière les remparts de la vieille ville. Médusé et tremblant, je me cramponnai à un arbre pour ne pas perdre l’équilibre et m’efforçai de recouvrer mon souffle.

— Qu’as-tu, Tomis ? demanda Olmayne. Tu es malade ?

— C’était Avluela, j’en suis sûr. Ils ont dit qu’elle était retournée en Hind mais non… c’était elle ! Comment aurais-je pu la confondre avec quelqu’un d’autre ?

— Depuis que nous avons quitté Perris, tu répètes le même refrain chaque fois que tu vois une Volante ou presque, répliqua-t-elle sèchement.

— Aujourd’hui, je suis certain ! Où y a-t-il un bonnet à pensées ? Il faut que je m’informe tout de suite auprès de la loge des Volants.

Olmayne posa la main sur mon bras.

— Il est tard, Tomis. Quelle fébrilité ! Pourquoi, d’ailleurs, t’exciter tellement à propos de ta maigrichonne de Volante ? Qu’était-elle pour toi ?

— Elle…

Je me tus, incapable de formuler ma pensée. Olmayne connaissait mon histoire, elle savait comment j’étais parti d’Ogypte avec Avluela, comment le vieux Guetteur célibataire que j’étais s’était pris pour elle d’une sorte d’affection paternelle et avait peut-être éprouvé à son égard un sentiment plus fort, comment elle m’avait préféré Gormon, le faux Elfon, et comment le prince de Roum l’avait à son tour enlevée à Gormon.

Mais qu’était Avluela pour moi ? Pourquoi le simple fait d’avoir entr’aperçu une Volante qui était peut-être elle m’avait-il mis dans tous mes états ? J’avais beau fouiller mon esprit en ébullition, je ne trouvais pas de réponse.

— Rentrons à l’auberge et repose-toi, Tomis. Demain, nous irons à la maison du renouvellement.

Mais je commençai par coiffer un bonnet à pensées et entrai en contact avec la loge des Volants. Mes pensées se faufilèrent à travers l’intersurface de protection du cerveau-magasin de la confrérie, je posai ma question et il me fut répondu. La Volante Avluela était effectivement à Jorslem.

— Transmettez-lui ce message : Le Guetteur avec lequel elle est allée à Roum est aussi à Jorslem sous l’habit de Pèlerin. Il désire lui fixer un rendez-vous demain à midi devant la maison du renouvellement.

Cela fait, nous regagnâmes l’auberge. Olmayne était maussade et taciturne. Dans ma chambre, lorsqu’elle enleva son masque, son visage était dur. Était-elle jalouse ? Oui. Elle voyait en tout homme un vassal, même un vieillard décrépit comme moi, et l’idée qu’une autre femme était capable de faire naître en moi un si brûlant brasier lui était intolérable. Je sortis ma pierre d’étoile. Tout d’abord, elle ne voulut pas entrer en communion. Ce ne fut que lorsque j’eus commencé à réciter les formules rituelles qu’elle capitula. Mais elle était tellement crispée que nous ne pûmes ni l’un ni l’autre nous immerger dans la Volonté. Nous restâmes une demi-heure plantés l’un en face de l’autre, moroses, avant de renoncer et de nous séparer pour la nuit.

9

On doit se rendre seul à la maison du renouvellement. Je me réveillai à l’aube, accomplis une brève communion avec plus de succès que la veille et quittai l’auberge à jeun, sans Olmayne. Une demi-heure plus tard, j’atteignis le mur doré de la vieille ville et il me fallut encore une demi-heure pour la traverser en empruntant tout un dédale de ruelles. Je passai devant la muraille grise si chère au cœur des anciens hébroux et gravis la pente du haut lieu. Après avoir longé le dôme étincelant des mislams évanouis, je tournai à gauche et m’intégrai à la file des Pèlerins qui déjà à cette heure matinale se dirigeaient vers la maison du renouvellement.