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— Est-il mort, Tomis ?

— Oui, mais pas à cause de ses yeux crevés.

Je lui racontai comment l’orgueilleux monarque avait fui en se faisant passer pour un Pèlerin, comment je l’avais accompagné à Perris et comment, lorsque nous avions trouvé asile chez les Souvenants, il avait eu une aventure avec Olmayne, comment le mari l’avait tué avant d’être tué à son tour par sa propre femme.

— J’ai aussi vu Gormon à Perris, ajoutai-je. Il se fait appeler Victorious Treize, maintenant, et c’est un conseiller écouté de l’envahisseur.

Avluela sourit.

— Nous ne sommes pas restés très longtemps ensemble après la conquête, Gormon et moi. Il voulait visiter l’Eyrope. Nous sommes allés à Donsk et en Sved et, là, j’ai cessé de l’intéresser. C’est à ce moment que j’ai pensé que je devais retourner en Hind mais, par la suite, j’ai changé d’avis. Quand commence ton renouvellement ?

— Demain à l’aube.

— Oh ! Tomis ! Comment cela sera-t-il lorsque tu seras jeune ? Savais-tu que je t’aimais ? Quand nous voyagions, quand je partageais le lit de Gormon, quand j’étais la maîtresse du prince, c’était toi et toi seul que je voulais ! Seulement, tu étais Guetteur et c’était impossible. Et puis, tu étais si vieux ! Maintenant, tu n’es plus Guetteur, bientôt, tu auras cessé d’être un vieil homme, et… (Elle posa sa main sur la mienne.) Je n’aurais jamais dû te quitter. Si nous étions restés ensemble, beaucoup de souffrances nous auraient été épargnées.

— La souffrance nous apprend bien des choses.

— Oui. C’est vrai. Combien de temps prendra ton renouvellement ?

— Le temps habituel… que je ne connais pas.

— Et après, que feras-tu ? Quelle confrérie choisirais-tu ? Tu ne peux plus être Guetteur, désormais.

— Non et Souvenant pas davantage. Mon guide Talmit m’a parlé d’une autre confrérie dont il n’a pas voulu me dire le nom. Il avait l’air de tenir pour acquis que je la rejoindrais une fois rajeuni. J’ai cru qu’il entendait par là que je resterais à Jorslem et que je m’affilierais aux Réjuvants. Mais non, il s’agit d’une autre confrérie.

— Ce ne sont pas les Réjuvants, murmura-t-elle en se serrant contre moi. Ce sont les Rédempteurs.

— Les Rédempteurs ? Je ne connais pas cette confrérie.

— Sa fondation est toute récente.

— Aucune nouvelle confrérie n’a été créée depuis plus de…

— C’est d’elle que le guide Talmit parlait. Tu serais une recrue de choix. Grâce aux talents que tu as développés quand tu étais Guetteur, tu serais d’une utilité exceptionnelle.

— Les Rédempteurs ? répétai-je, intrigué. Quelle est la fonction de cette confrérie ?

Avluela me décocha un sourire enjoué :

— Elle porte secours aux âmes en peine et sauve les mondes malheureux. Mais le moment n’est pas venu de parler de cela. Quand tu auras fait ce que tu as à faire à Jorslem, tout sera éclairci. (Nous nous levâmes. Ses lèvres effleurèrent les miennes.) C’est la dernière fois que je te vois sous l’apparence d’un vieillard. Comme ce sera étrange quand tu seras renouvelé, Tomis !

Sur ces mots, elle s’éclipsa.

En fin d’après-midi, je rentrai à l’auberge. Olmayne n’était pas dans sa chambre. Un Serviteur me dit qu’elle avait été absente toute la journée. J’attendis jusqu’à une heure tardive, puis entrai en communion et me couchai.

Au petit matin, je fis halte devant sa porte. Elle était close. Alors, je me rendis en hâte à la maison du renouvellement.

10

Le Réjuvant Talmit me fit entrer et me guida le long d’un couloir de céramique verte jusqu’au premier bac.

— La femme Pèlerin Olmayne, m’annonça-t-il, a été acceptée. Elle doit se présenter dans la journée.

Beaucoup de temps allait s’écouler avant que j’entende à nouveau prononcer le nom d’un autre être humain. Talmit me fit entrer dans une petite pièce humide et basse de plafond qu’éclairaient faiblement des globules de lumière asservie et où régnait une vague odeur de fleurs de mort écrasées. On me débarrassa de ma robe et de mon masque, et le Réjuvant me posa sur la tête une sorte de fine résille de métal doré dans laquelle il fit passer un courant. Lorsqu’il l’enleva, je n’avais plus de cheveux et mon crâne était aussi poli que les murs de céramique qui m’entouraient.

— Cela facilite l’insertion des électrodes, m’expliqua-t-il. Tu peux entrer dans le bac, maintenant.

Une rampe en pente douce permettait d’atteindre à une sorte de baignoire de dimensions modestes. Mes pieds s’enfoncèrent dans une espèce de boue tiède et glissante. Talmit opina du chef. C’était, m’informa-t-il, une boue régénératrice irradiée, destinée à stimuler la division cellulaire qui me rajeunirait. Je m’allongeai dans le bac, ne gardant que la tête hors du fluide violet et miroitant qu’il contenait. La boue m’enveloppait comme un berceau et caressait mon corps las. Talmit brandit un objet qui ressemblait à un fouet fait de lanières de cuivre enchevêtrées mais quand elles touchèrent mon crâne chauve, elles s’écartèrent de façon quasi spontanée et ces fils — car c’étaient des fils — s’enfoncèrent à travers l’os pour entrer en contact avec la masse grise et plissée qu’il dissimulait. Je ne sentais rien d’autre que d’infimes picotements.

Talmit reprit ses explications.

— Les électrodes sélectionnent les centres cérébraux responsables du vieillissement. On va émettre des signaux qui inverseront le processus normal de la sénescence et ton cerveau cessera de percevoir l’écoulement de la durée. Ton corps sera ainsi plus sensible à l’excitation induite par les fluides du bac. Ferme les yeux.

Il fixa sur mon visage un respirateur et me poussa légèrement. Ma nuque décolla du rebord du récipient de sorte que je me mis à flotter au milieu de celui-ci. J’avais de plus en plus chaud. J’entendais comme un pétillement confus et j’imaginai de noires bulles sulfureuses jaillissant de la boue et montant dans le liquide qui me baignait ; j’imaginai que ce liquide était devenu de la couleur de cette boue. Flottant sur une mer immobile, j’avais obscurément conscience qu’un courant traversait les électrodes, que quelque chose me chatouillait le cerveau, que j’étais immergé dans de la vase et dans ce qui était peut-être bien un liquide amniotique. La voix grave et lointaine de Talmit s’éleva, m’ordonnant de retrouver ma jeunesse, me ramenant à des années et des années en arrière, dévidant la pelote du temps. J’avais une saveur de sel dans la bouche. A nouveau, je traversais l’océan Terre, j’étais attaqué par les pirates, je défendais mes instruments de Vigile sous les huées et les coups. A nouveau, je faisais la connaissance d’Avluela sous le brûlant soleil d’Ogypte. A nouveau, je vivais à Palash. Je retournais à mon lieu de naissance dans les îles du continent perdu qui avait jadis été l’Usa-amrik. J’assistai pour la deuxième fois à la prise de Roum. Des bribes de souvenirs dérivaient dans mon cerveau liquéfié. Les événements étaient sans lien entre eux, sans cohérence logique. J’étais un petit garçon. J’étais un vieillard débile. J’étais chez les Souvenants. J’interrogeais les Somnambules. Je voyais le prince de Roum acheter des yeux à un Artisan de Dijon. Je marchandais avec le procurateur de Perris. J’empoignais les manettes de mes appareils et j’entrais en Vigilance. Je mangeais des mets délicats venus d’outre-espace. Les senteurs du printemps à Palash envahissaient mes narines. L’hiver de la vieillesse me faisait grelotter. Je nageais, heureux et plein d’entrain, dans une mer houleuse. Je chantais. Je pleurais. Je résistais à la tentation. Je succombais aux tentations. Je me querellais avec Olmayne. Je serrais Avluela dans mes bras. Les jours et les nuits se bousculaient vertigineusement tandis que mon horloge biologique inversée accélérait son rythme étrange. J’étais en proie à des illusions. Du ciel tombait une pluie de feu. Le temps se ruait dans plusieurs directions à la fois. Je rapetissais et je devenais gigantesque. Des voix chuchotaient derrière des ombres écarlates, derrière des ombres turquoises. Des musiques chaotiques fusaient en gerbes sur les monts. Mon cœur battait comme un tambour forcené. Je subissais le martèlement des coups de piston de mon cerveau, les bras collés au corps afin d’occuper le moins de place possible, tandis qu’il lançait, lançait, lançait sans fin sa bielle. Les étoiles palpitaient, se contractaient, se défaisaient. Avluela disait doucement : « Ce sont les pulsions indulgentes et bienveillantes de la Volonté qui nous font acquérir une seconde jeunesse, pas nos bonnes œuvres. » Olmayne disait : « Que ma peau est lisse ! » Talmit disait : « Ces oscillations de la perception signifient seulement que le désir d’autodestruction qui est au cœur du processus du vieillissement se dissout. » Gormon disait : « Ces perceptions de l’oscillation signifient seulement l’autodestruction du désir de dissolution qui est au cœur du processus du vieillissement. » Le procurateur Manrule Sept disait : « Nous avons été envoyés sur ce monde afin de vous purifier. Nous sommes les instruments de la Volonté. » Earthclaim Dix-Neuf disait : « D’un autre côté, permettez-moi de ne pas être d’accord. La rencontre entre le destin de la Terre et le nôtre est purement accidentelle. » Mes paupières devenaient pierre. Les petites créatures qui comprimaient mes poumons commençaient à fleurir. Ma peau s’écaillait, révélant des faisceaux de muscles adhérant à l’os. Olmayne disait : « Mes pores se rétrécissent. Ma chair devient plus ferme. Mes seins sont plus menus. » Avluela disait : « Après, tu prendras ton vol avec nous, Tomis. » Le prince de Roum cachait ses yeux derrière ses mains. Les vents solaires faisaient osciller les tours de Roum. J’arrachais l’écharpe d’un Souvenant qui passait. Des Clowns pleuraient dans les rues de Perris. Talmit dit :