— Elle a pourtant exigé de subir le traitement. Noire était son âme, Tomis. Elle n’a vécu que pour elle-même. Elle est venue à Jorslem pour être purifiée. Elle l’est et elle est désormais en paix avec la Volonté. Est-ce que tu l’as aimée ?
— Jamais !
— Alors, qu’as-tu perdu ?
— Un fragment de mon passé, peut-être.
Je collai à nouveau mon œil à la lunette et contemplai Olmayne qui avait à présent retrouvé l’état d’innocence, recouvré sa virginité. Olmayne asexuée, lavée. En paix avec la Volonté. Je scrutai ce visage étrangement transformé et cependant familier pour tenter de deviner ses rêves. Avait-elle su quel malheur la frappait dans cette chute irrémédiable au fond de la jeunesse ? Avait-elle hurlé d’angoisse et de frustration quand elle avait senti la vie la quitter ? L’impérieuse Olmayne de naguère avait-elle surgi le temps d’un éclair avant de sombrer dans cette pureté non désirée ? Dans le bac, l’enfant souriait. Le petit corps souple s’étira et se roula plus étroitement en boule. Olmayne était en paix avec la Volonté. Soudain, comme si Talmit avait derechef lancé une poignée de poussière miroir, je regardai mon nouveau corps. Je vis ce qui avait été fait pour moi, je compris que l’on m’avait accordé une autre vie sous réserve que j’en fasse quelque chose de plus que ce que j’avais fait de ma première existence. Submergé d’humilité, je m’engageai à servir la Volonté et une joie intense qui déferlait comme les vagues tumultueuses de l’océan Terre s’empara de moi, je dis adieu à Olmayne et priai Talmit de me conduire ailleurs.
11
Avluela vint me rendre visite à la maison du renouvellement. Nous étions tous deux remplis d’appréhension. Sa veste était échancrée pour laisser passer ses ailes mais elle parvenait difficilement à les contrôler. Elles palpitaient nerveusement, faisaient mine de se déployer et des frémissements fébriles parcouraient leurs arachnéennes extrémités. Ses grands yeux étaient graves, son visage n’avait jamais été aussi mince et étiré.
Nous nous dévisageâmes un long moment sans rien dire. J’avais chaud et ma vision se brouillait. Je sentais pulser en moi des forces endormies depuis des décennies, qui m’effrayaient autant qu’elles me réjouissaient.
— Tomis ? murmura enfin Avluela.
Je secouai la tête.
Elle toucha mes épaules, mes bras, ma bouche. Je caressai ses poignets, ses flancs et, non sans hésitation, la courbe légère de ses seins. Comme deux aveugles, nous nous apprenions par le toucher. Nous étions des étrangers. Le vieux Guetteur décati qu’elle avait connu — et peut-être aimé — avait disparu pour cinquante ans ou davantage. Un individu mystérieusement métamorphosé, un inconnu avait pris sa place. Le vieux Guetteur de jadis avait été une sorte de père pour elle. Qu’était censé être ce juvénile Tomis qui n’était membre d’aucune confrérie ? J’étais une énigme pour moi-même ; ce corps nerveux, cette peau lisse m’étaient étrangers. J’étais désorienté et en même temps ravi de sentir rouler en moi le flot impétueux d’humeurs dont j’avais presque oublié les houles.
— Tu as les mêmes yeux, me dit-elle. Je te reconnaîtrai toujours grâce à eux.
— Qu’as-tu fait durant tous ces mois, Avluela ?
— Chaque nuit, je volais. J’ai été en Ogypte et en Frique profonde. Je suis revenue et je suis allée à Stanbool. Veux-tu que je te dise, Tomis ? Je me sens vraiment vivre quand je suis là-haut.
— Tu es une Volante. Il est tout à fait naturel que tu éprouves ce sentiment.
— Un jour, nous volerons ensemble.
J’éclatai de rire.
— Les vieilles Cliniques sont fermées, Avluela. On réalise des prodiges à Jorslem mais comment veux-tu qu’on fasse de moi un Volant ?
— Il n’est pas indispensable d’avoir des ailes pour voler.
— Je sais. Les envahisseurs n’en ont pas besoin pour s’affranchir de la pesanteur. Je t’ai vue, un jour, au moment de la chute de Roum, filant en plein ciel avec Gormon. (Je hochai la tête.) Mais je ne suis pas, non plus, un envahisseur.
— Nous volerons ensemble, Tomis, répéta-t-elle. Nous volerons très haut et pas seulement de nuit bien que je n’aie que des ailes nocturnes. Nous volerons dans la clarté du soleil.
Son exaltation me touchait. Je l’étreignis. Elle était fraîche el fragile dans mes bras, et une chaleur nouvelle m’habitait. Nous nous tûmes mais je ne pris pas ce qu’elle m’offrait : il me suffisait de la caresser. On ne se réveille pas d’un seul coup.
Plus tard, tout en devisant, nous suivîmes les galeries où se pressaient les renouvelés et qui aboutissaient à la vaste rotonde centrale, à la coupole translucide que baignait la lumière hivernale et nous nous examinâmes l’un l’autre dans cette pâle et changeante clarté. Je m’appuyais sur son bras car je n’avais pas encore recouvré toutes mes forces et, en un sens, c’était un peu comme autrefois — la jeune fille qui aidait le vieil homme chancelant. Quand elle m’eut ramené dans ma chambre, je lui dis :
— Avant le traitement de jouvence, tu m’as parlé d’une nouvelle confrérie, celle des Rédempteurs. Je…
— Il sera temps de revenir là-dessus plus tard, m’interrompit-elle, visiblement contrariée.
Quand nous nous enlaçâmes, le brasier ranimé embrasa mes reins et je craignis qu’il ne consumât son corps frais et gracile. Mais c’est un feu qui ne consume pas, qui allume seulement le même chez l’autre. Dans son extase, Avluela déploya ses ailes qui se refermèrent sur moi, m’enveloppant, et, prisonnier de leur soyeuse douceur, je m’abandonnai à ma joie dans toute sa violence. Je n’aurais plus jamais besoin de m’appuyer à son bras.
Nous cessâmes d’être des étrangers, cessâmes d’avoir peur l’un de l’autre. Elle venait me retrouver chaque jour à l’heure de l’exercice, nous marchions ensemble, nos pas accordés. Et le brasier était de plus en plus haut, de plus en plus ardent !
Talmit, lui aussi, me rendait fréquemment visite. Il m’enseignait l’art et la manière d’utiliser mon corps rajeuni et m’aidait à apprendre la jeunesse. Il me proposa un jour de retourner voir Olmayne mais je déclinai l’offre. Puis il m’annonça que le processus de régression était arrivé à son terme. Je n’en éprouvai aucun chagrin — juste un singulier sentiment de vide qui ne tarda pas à se dissiper.
— Tu vas bientôt pouvoir partir, me dit le Réjuvant. Es-tu prêt ?
— Je le crois.
— As-tu songé à ce que tu feras ?
— Il faudra que je cherche une nouvelle confrérie.
— Beaucoup seraient heureuses de t’accueillir, Tomis. Mais laquelle te tente ?
— Celle où je serai le plus utile à l’humanité. Je suis redevable à la Volonté d’une vie nouvelle.
— La jeune Volante t’a-t-elle fait part des possibilités qui te sont offertes ?
— Elle a mentionné une confrérie de fondation récente.
— T’a-t-elle dit son nom ?
— Les Rédempteurs.
— Que sais-tu de cette confrérie ?
— Fort peu de chose.
— Désires-tu en savoir plus long ?
— S’il y a à en savoir davantage.
— J’appartiens aux Rédempteurs. Et la Volante Avluela aussi.
— Mais vous êtes tous deux déjà affiliés à une confrérie ! Comment peut-on être membre de plusieurs ? Seuls les Dominateurs bénéficient d’un tel privilège. Et ils…
— Les Rédempteurs accueillent les membres de toutes les autres confréries, Tomis. C’est la confrérie suprême comme l’était autrefois celle des Dominateurs. On y trouve des Souvenants, des Scribes, des Coteurs, des Serviteurs, des Volants, des Propriétaires, des Somnambules, des Chirurgiens, des Clowns, des Marchands, des Vendeurs. Il y a également des Elfons et…