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— Pas à Gormon, objectai-je. Nous avons des obligations entre nous.

— Nous pourrions lui apporter des aliments.

— Je préfère aller d’abord à la cour. Quand nous saurons quel est exactement notre statut, nous imaginerons un moyen de subsistance s’il y a lieu.

Avluela n’insista pas et nous prîmes le chemin du palais du prince de Roum, massif édifice dominant une colossale esplanade cernée de colonnes se dressant sur la rive opposée du fleuve qui coupe la ville en deux. Sur cette place, nous fûmes accostés par des mendiants de tout poil. Certains n’étaient même pas des Terriens. Un être nanti de tentacules visqueux et d’une figure nervurée dépourvue de nez se jeta sur moi en bredouillant pour me demander la charité et il fallut que Gormon me dégage. Quelques instants plus tard, une autre créature tout aussi insolite avec sa peau piquetée de cratères luminescents et ses membres ponctués d’yeux m’embrassa les genoux, implorant pitié au nom de la Volonté.

— Je ne suis qu’un pauvre Guetteur, répondis-je en lui montrant ma carriole. Si je suis ici, c’est aussi pour demander pitié.

Mais la créature s’entêtait à me conter ses malheurs d’une voix brouillée et ténue, hachée de sanglots, et, à l’indignation de Gormon, je finis par laisser tomber quelques tablettes nutritives dans la besace qui saillait sur sa poitrine. Nous nous frayâmes à coups d’épaules notre voie mais un spectacle encore plus atroce nous attendait devant le portique du palais : un Volant mutilé dont les membres fragiles étaient déformés et tordus. Une de ses ailes à moitié dépliée était sérieusement écourtée et l’autre totalement arrachée. Il se précipita sur Avluela en l’appelant par un nom qui n’était pas le sien, pleurant des larmes si abondantes qu’elles poissaient et maculaient la fourrure de ses jambières.

— Fais-moi entrer à la loge sous ton patronage, la suppliait-il. ils m’ont chassé parce que je suis estropié mais si tu me parraines…

Avluela eut beau lui expliquer qu’elle ne pouvait rien pour lui, qu’elle n’appartenait pas à cette loge, elle non plus, le Volant infirme ne la lâchait pas et force fut à Gormon de soulever délicatement le sac d’os secs qu’il était devenu pour que nous puissions passer.

Dès que nous eûmes franchi le portique, trois neutres à l’expression bonasse surgirent, s’enquirent de l’objet de notre visite et nous autorisèrent à gagner la seconde barrière où officiaient deux Coteurs ratatinés qui nous demandèrent en chœur ce que nous voulions.

— Nous sollicitons une audience pour implorer miséricorde, leur répondis-je.

— Les audiences ont lieu dans quatre jours, dit le Coteur de droite. Nous allons enregistrer votre requête.

— Nous n’avons pas d’endroit où dormir, s’écria Avluela. Nous avons faim ! Nous…

Je la fis taire. Gormon était en train de fouiller dans son ultrapoche. Dans sa main, quand il la ressortit, luisaient des objets brillants : des pièces d’or, le métal éternel, frappées de têtes barbues au nez busqué. Il les avait trouvées en fouinant dans les ruines. Il en lança une au Coteur qui nous avait opposé cette fin de non-recevoir. L’homme l’attrapa au vol, frotta son pouce contre la face de la monnaie qui disparut instantanément dans un repli de son vêtement. Le second Coteur attendait. Gormon, souriant, lui donna sa pièce.

— Nous pourrons peut-être obtenir la faveur d’une audience spéciale, dis-je.

— Peut-être, acquiesça l’un des deux. Passez.

Nous pénétrâmes ainsi dans le palais proprement dit et nous trouvâmes dans la vaste nef sonore face à l’aile aboutissant à l’abside fermée qui était la salle du trône. Il y avait aussi des mendiants — des mendiants patentés possédant une concession héréditaire — et des hordes de Pèlerins, de Communicants, de Souvenants, de Musiciens, de Scribes et de Coteurs. Je percevais le murmure des prières, je humais l’arôme épicé de l’encens, je sentais les vibrations de gongs souterrains. Au cours des cycles écoulés, cet édifice avait été l’un des lieux de culte de la vieille religion — celle des christiens, m’apprit Gormon, ce qui me fit à nouveau le soupçonner d’être un Souvenant sous le masque d’un Elfon — et il conservait encore quelque chose de son caractère sacré bien qu’il fût désormais le siège du gouvernement séculier de Roum.

Mais comment faire pour voir le prince ? Je remarquai à ma gauche une petite chapelle surchargée d’ornements devant la laquelle s’alignait une file de Marchands et de Propriétaires à la mine prospère et qui avançait lentement. J’avisai alors trois crânes fixés à une guérite d’interrogation — un terminal de silo à mémoire — près de laquelle se tenait un Scribe musclé. Je dis à Gormon et à Avluela de m’attendre dans la travée et me mis à la queue.

Elle n’avançait que pas à pas et il me fallut près d’une heure pour parvenir à l’interrogateur. Les crânes me contemplaient avec indignation de leur regard aveugle. Sous leur calotte hermétiquement scellée bouillonnaient et gargouillaient les fluides nutritifs qui entretenaient les cerveaux morts bien que toujours fonctionnels dont les milliards de milliards de synapses servaient maintenant d’appareils mnémoniques à l’efficacité incomparable. Le Scribe parut stupéfait de voir un Guetteur dans la file mais avant qu’il eût pu protester, je lâchai tout à trac :

— Je suis un étranger qui vient implorer la miséricorde du prince. Mes compagnons et moi sommes sans abri. Ma propre confrérie m’a chassé. Que dois-je faire ? Comment puis-je obtenir une audience ?

— Reviens dans quatre jours.

— Il y a bien plus de quatre jours que je dors à la belle étoile. J’ai besoin, à présent, de me reposer dans des conditions plus confortables.

— Une auberge publique…

— Mais je suis membre d’une confrérie ! protestai-je. Les auberges publiques ne m’accepteront pas puisque ma confrérie possède son hôtellerie et celle-ci refuse de me loger en raison de je ne sais quelle nouvelle réglementation. Tu vois dans quelle situation je me trouve.

— Tu n’as qu’à solliciter une audience spéciale, dit alors le Scribe d’une voix lasse. La réponse sera négative mais tu peux faire une demande.

— Où ?

— Ici. Expose ta supplique.

Je déclinai aux crânes mon identité publique ainsi que le nom et la condition de mes deux compagnons, puis exposai mon cas. Toutes ces données furent absorbées et transmises aux cerveaux montés en série quelque part dans les entrailles de la cité. Quand j’en eus fini, le Scribe conclut :

— Si ta requête est acceptée, tu en seras averti.

— Où attendrai-je d’ici là ?

— Près du palais si tu veux mon avis.

Je compris : je pouvais me joindre aux légions de misérables qui s’agglutinaient sur l’esplanade. Combien de ces malheureux avaient-ils sollicité une faveur spéciale du prince et attendaient-ils depuis des mois — ou des années — d’être convoqués, dormant sur le pavé, mendiant quelques croûtons et se nourrissant d’un vain espoir ?

Mais j’avais exploré toutes les voies possibles. Je retournai auprès de Gormon et d’Avluela, leur expliquai la situation et leur proposai de nous mettre sans plus de retard à la recherche d’une solution quelconque. Gormon serait accueilli dans n’importe laquelle des sordides auberges publiques ouvertes aux hors-confrérie comme lui. Avluela trouverait probablement un gîte à la loge de sa confrérie. Moi seul serais obligé de dormir dans la rue — et ce ne serait pas la première fois. Mais j’espérais que nous ne serions pas forcés de nous séparer. Si étrange que cela soit de la part d’un Guetteur, j’avais fini par considérer que nous formions tous les trois une sorte de famille.

Comme nous nous dirigions vers la sortie, ma montre me chuchota que l’heure de la Vigile était venue. Il me fallait — c’était mon devoir et mon privilège — exécuter ma veille où que je fusse et quelles que soient les circonstances lorsque c’était l’heure. Je m’arrêtai donc, ouvris ma carriole et activai mes instruments tandis que Gormon et Avluela s’immobilisaient à côté de moi. Ceux qui entraient dans le palais ou qui en sortaient souriaient en me voyant faire quand ils ne se moquaient pas ouvertement de moi. La Vigile n’avait pas très bonne presse car nous veillions depuis bien longtemps et jamais l’ennemi annoncé ne s’était manifesté. Cependant, chacun a son devoir à accomplir, même si cela paraît cocasse aux yeux d’autrui. Ce qui n’est pour l’un qu’un rite sans substance est pour l’autre l’œuvre de toute sa vie.