— Arrière ! Arrière !
Un Serviteur aux dents proéminentes brandit une neurotrique sous le nez de Gormon, accompagnant son geste d’une remarque ordurière à propos des sans-confrérie. Mon compagnon lui arracha son arme sans que le douloureux picotement le fît sourciller et en frappa en plein ventre le Serviteur qui se plia en deux et s’écroula en vomissant. Aussitôt, toute une équipe de neutres se ruèrent hors de l’hôtellerie. Gormon s’empara d’un autre Serviteur et le projeta sur eux, semant la confusion dans leurs rangs. Les hurlements et les jurons attirèrent l’attention d’un vénérable Scribe qui sortit en se dandinant sur le pas de la porte, réclama le silence et nous interrogea.
— C’est facile à vérifier, laissa-t-il tomber quand Avluela lui eut raconté notre histoire. Envoie une pensée aux Coteurs, ajouta-t-il sur un ton dédaigneux à l’adresse d’un Serviteur. Et vite !
Au bout du compte, tout fut éclairci et nous pûmes entrer. On nous donna des chambres séparées mais communicantes. Je n’avais jamais connu un pareil luxe et peut-être ne le connaîtrai-je jamais plus de nouveau. Les chambres étaient longues, hautes et profondes. On y pénétrait en empruntant un puits télescopique réglé sur le dégagement calorique de l’utilisateur afin de protéger son intimité. Des luminaires s’allumaient au moindre signe de tête car des spicules de lumière-esclave importés d’un des mondes de l’Étoile Filante et entraînés par la méthode de la douleur à obéir à cet ordre étaient suspendus dans des globes plafonniers ou placés dans de petites coupes. Les fenêtres apparaissaient et disparaissaient selon le bon plaisir de l’occupant. Quand elles n’étaient pas en service, elles étaient dissimulées derrière des serpentins diaphanes dotés d’une quasi-sensibilité d’origine extra-terrestre qui, outre leur fonction décorative, étaient aussi des moniteurs produisant de délicieux parfums selon le mélange demandé. Les chambres étaient équipées de bonnets à pensées individuels connectés aux principales banques mémorielles. Ils étaient de même munis de câbles permettant d’appeler des Serviteurs, des Scribes, des Coteurs ou des Musiciens si l’on en avait envie. Bien entendu, un homme appartenant à une confrérie aussi humble que la mienne n’aurait jamais eu l’idée d’utiliser ainsi d’autres humains, de crainte de s’attirer leurs foudres. D’ailleurs, je n’avais guère besoin de tels services.
Je m’abstins de demander à Avluela ce qui s’était passé dans le palanquin du prince pour que nous échoie tant de munificence. Je l’imaginais sans peine, tout comme Gormon dont la fureur intérieure qu’il avait toutes les difficultés du monde à refouler trahissait l’amour inavoué qu’il portait à ma délicate et pâle petite Volante.
Nous nous installâmes. Je plaçai ma carriole à côté de la fenêtre drapée de mousseline, prête pour ma prochaine veille, et me lavai tandis que des entités incorporées dans le mur me chantaient des mélodies apaisantes. Après quoi, je me restaurai. Un peu plus tard, Avluela, rafraîchie et reposée, vint me rejoindre et nous parlâmes de nos diverses expériences. Gormon ne se montra pas avant des heures et je me pris à penser qu’il avait tout bonnement quitté l’hôtellerie, trouvant son atmosphère trop raffinée, pour chercher compagnie parmi les hors-confrérie de son espèce. Mais, au crépuscule, lorsque je sortis avec Avluela dans le cloître de l’établissement et gravis une rampe dans l’intention de voir les étoiles s’allumer dans le ciel de Roum, je tombai sur lui. Il était en train de bavarder à mi-voix avec un individu efflanqué au visage émacié portant l’écharpe des Souvenants.
Il m’adressa un signe de tête.
— Je te présente mon nouvel ami, Guetteur.
L’autre tirailla son écharpe.
— Je suis le Souvenant Basil, psalmodia-t-il d’une voix pas plus épaisse que ne l’eût été une fresque décollée. J’arrive de Perris pour exhumer les mystères de Roum. J’y demeurerai bien des années.
— Le Souvenant a de belles histoires à raconter, fit Gormon. Il compte parmi les plus éminents maîtres de sa confrérie. Il était justement en train de m’expliquer les méthodes grâce auxquelles se révèle le passé. On creuse une tranchée à travers les strates des dépôts du troisième cycle et à l’aide de trépans aspirants, on prélève les molécules de terre jusqu’à dénuder les anciennes couches sous-jacentes.
— Nous avons retrouvé les catacombes de la Roum impériale, précisa Basil, et les décombres du temps du Grand Bouleversement, les livres écrits sur des lames de métal blanc que l’on composait vers la fin du second cycle. Tous ces spécimens seront expédiés à Perris pour y être examinés, classés et déchiffrés. Ils seront restitués ensuite. Le passé t’intéresse, Guetteur ?
— Jusqu’à un certain point. Cet Elfon ici présent, ajoutai-je en souriant, se passionne beaucoup plus que moi pour l’histoire, à tel point que je doute parfois de son orthodoxie. Saurais-tu reconnaître un Souvenant déguisé ?
Basil scruta longuement le faciès bizarre et la musculature exagérée de Gormon.
— Ce n’est pas un Souvenant, déclara-t-il enfin, mais je conviens qu’il a le goût de l’Antiquité. Il m’a posé nombre de questions pénétrantes.
— Par exemple ?
Il désire connaître l’origine des confréries. Il m’a demandé comment s’appelait le chirurgien génétique qui a créé les premiers Volants de souche pure. Il voudrait savoir pourquoi les Elfons existent et s’il est vrai que pèse sur eux la malédiction de la Volonté.
— Et tu connais les réponses à ces questions ?
— A quelques-unes.
— L’origine des confréries ?
— Leur raison d’être était de donner une armature et une signification à une société vaincue et désintégrée. A la fin du second cycle, tout allait à vau-l’eau. La Terre était occupée par des extra-terrestres méprisants qui nous considéraient comme du néant. La nécessité se fit alors sentir d’instituer des cadres de référence fixes grâce auxquels un homme serait en mesure de déterminer sa valeur par rapport à un autre homme. Ainsi apparurent les premières confréries : les Dominateurs, les Maîtres, les Marchands, les Propriétaires, les Vendeurs et les Serviteurs. Vinrent ensuite les Scribes, les Musiciens, les Clowns et les Transporteurs. Dès lors, les Coteurs s’avérèrent indispensables, de même que les Guetteurs et les Défenseurs. Quand les Années de la Magie eurent engendré les Volants et les Elfons, ces deux confréries s’ajoutèrent aux autres. Enfin, il y eut les hors-confrérie et les neutres de sorte que…
Avluela l’interrompit :
— Mais les Elfons sont aussi des hors-confrérie, voyons !
Le Souvenant la regarda pour la première fois.
— Qui es-tu, mon enfant ?
— Avluela, de la confrérie des Volants. Je voyage avec ce Guetteur et cet Elfon.
— Comme je le disais à l’Elfon ici présent, reprit Basil, ceux de son espèce constituaient originellement une confrérie de plein droit. Celle-ci fut dissoute il y a mille ans sur ordre du conseil des Dominateurs à la suite d’une tentative manquée faite par une fraction d’Elfons dévoyés pour s’emparer des lieux saints de Jorslem. Depuis, les Elfons sont hors-confrérie. Ils ont seulement le pas sur les neutres.
— Je ne savais pas cela, dis-je.
— Tu n’es pas un Souvenant, répliqua Basil d’un air avantageux. Dévoiler le passé est notre vocation.
— Il est vrai.
— Et combien y a-t-il de confréries aujourd’hui ? s’enquit Gormon.
— Une centaine au bas mot, répondit vaguement Basil mortifié. Certaines très petites, d’autres purement locales. Je m’intéresse exclusivement aux confréries primordiales et à celles qui leur ont immédiatement succédé. Ce qui s’est passé durant les derniers cycles n’est pas de notre compétence. Veux-tu que je me renseigne ?