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— Aucune importance. C’était une question oiseuse.

— Tu es doué d’une curiosité dévorante.

— Je trouve le monde et tout ce qu’il contient extrêmement captivant. Est-ce mal ?

— C’est étrange. Les hors-confrérie lèvent rarement les yeux au delà de leur horizon limité.

Sur ces entrefaites un Serviteur survint et, avec un respect teinté de mépris, il fit une génuflexion devant Avluela.

— Le prince est de retour, lui dit-il. Il souhaite ta compagnie. Mais au palais, cette fois.

Une lueur d’effroi s’alluma dans les yeux d’Avluela. Mais refuser l’invitation était impensable.

— Dois-je te suivre ?

— S’il te plaît. Revêts une robe de cérémonie et parfume-toi. Le prince veut aussi que tu te présentes à lui ailes ouvertes.

Elle acquiesça et s’éloigna sur les talons du Serviteur.

Nous restâmes encore un moment à deviser. Le Souvenant Basil évoquait la Roum des jours anciens, je l’écoutais, Gormon fouillait l’obscurité du regard. Enfin, la gorge sèche, le Souvenant s’excusa et se retira avec solennité. Quelques instants plus tard, une porte s’ouvrit dans la cour juste au-dessous de nous et Avluela en émergea. Elle marchait comme si c’était à la confrérie des Somnambules et non à celle des Volants qu’elle appartenait. Elle était nue sous des voiles transparents et son corps fragile luisait d’un éclat blême et fantomatique sous les étoiles. Ses ailes déployées palpitaient faiblement dans un triste mouvement de systole et de diastole. Les deux Serviteurs qui la tenaient par le coude avaient l’air d’entraîner vers le palais une copie onirique d’elle-même et non une femme réelle.

— Envole-toi, Avluela ! gronda Gormon. Fuis pendant que tu le peux encore !

Elle disparut à l’intérieur du palais.

L’Elfon se tourna vers moi :

— Elle s’est vendue au prince pour que nous ayons un toit.

— C’est ce qu’il semble.

— Je raserais bien ce palais !

— Tu l’aimes ?

— Ça doit se voir.

— Guéris-toi de cet amour, lui conseillai-je. Tu es un homme hors du commun mais il n’en demeure pas moins qu’une Volante n’est pas pour toi. Surtout une Volante qui a partagé le lit du prince de Roum.

— Elle est passée de mes bras dans les siens.

— Tu l’as donc connue ?

J’étais éberlué.

Il eut un sourire triste.

— Plus d’une fois. Au moment de l’extase, ses ailes battent comme feuilles dans la tempête.

Je me cramponnai à la balustrade du parapet de crainte de dégringoler et de m’écraser dans la cour. Les étoiles tournoyaient vertigineusement, la vieille lune et ses deux suivantes sans visage faisaient des bonds saccadés dans le ciel. J’étais bouleversé sans comprendre entièrement, toutefois, la cause de mon émoi. Était-ce de la colère contre l’Elfon qui avait osé violer le canon de la loi ? Ou la manifestation de mes sentiments pseudo-paternels envers Avluela ? Ou étais-je simplement jaloux de ce Gormon qui avait eu l’audace de commettre un crime hors de ma portée mais nullement de mes désirs ?

— On pourrait pour cela te griller la cervelle et laminer ton âme. Et voilà que tu fais de moi ton complice !

— Et alors ? Le prince ordonne et il est obéi. Mais il y en a eu d’autres avant lui. J’avais besoin de parler de ça à quelqu’un.

— Tais-toi !

— La reverrons-nous ?

— Les princes se lassent vite de leurs maîtresses. D’ici quelques jours, peut-être même après une seule nuit, il la chassera et nous la rendra. Et nous devrons sans doute alors quitter l’hôtellerie. Au moins, ajoutai-je en soupirant, au moins aurons-nous logé plus longtemps que nous ne le méritions.

— Et où iras-tu ?

— Je compte rester quelque temps à Roum.

— Et dormir à la belle étoile ? Les Guetteurs n’ont pas l’air d’être très demandés, ici.

— Je me débrouillerai. Plus tard, il est possible que j’aille à Perris.

— Pour t’instruire auprès des Souvenants ?

— Pour voir Perris. Et toi ? Qu’est-ce qui t’intéresse à Roum ?

— Avluela.

— Cesse de parler de cela !

— Fort bien, fit-il avec un sourire amer. Mais j’attendrai que le prince soit fatigué d’elle. Alors, elle sera mienne et nous nous arrangerons pour subsister. Les hors-confrérie ne manquent pas d’ingéniosité. Dame ! ils sont bien forcés ! On restera peut-être quelque temps en jouant les squatters et on ira avec toi à Perris… si tu acceptes de voyager en compagnie d’un monstre et d’une Volante perfide.

Je haussai les épaules.

— Nous en reparlerons le moment venu.

— As-tu déjà eu l’occasion de fréquenter des Elfons ?

— Rarement. Et pas longtemps.

— Tu me vois très honoré. (il pianota sur la balustrade.) Ne me lâche pas, Guetteur. J’ai mes raisons pour vouloir demeurer en ta compagnie.

— Lesquelles ?

— Je veux voir la tête que tu feras quand tes appareils t’avertirent que l’invasion de la Terre est commencée.

Je m’affaissai sur moi-même, le dos voûté.

— Eh bien, tu n’es pas près de me quitter.

— Tu ne crois pas que l’invasion est imminente ?

— Elle se produira un jour. Mais pas de sitôt.

Il pouffa.

— Tu te trompes. L’envahisseur est pour ainsi dire déjà là.

— Tu n’es pas drôle.

— Que t’arrive-t-il, Guetteur ? As-tu perdu la foi ? On sait depuis mille ans qu’une autre race convoite la Terre qui lui appartient par traité et qu’elle viendra tôt ou tard réclamer son dû. C’est ce qui a été décidé à la fin du second cycle, en tout cas.

— Je sais tout cela bien que je ne sois pas un Souvenant. (Brusquement, je me tournai vers lui et des paroles que je n’avais jamais imaginé que je prononcerais à haute voix jaillirent de ma bouche :) Pendant une durée égale à deux fois ton existence, Elfon, je me suis mis à l’écoute des étoiles et j’ai vigilé. Une chose que l’on fait si souvent finit par perdre son sens. Répète dix mille fois ton propre nom et ce n’est plus alors qu’un son vide et creux. J’ai vigilé, et bien vigilé, mais parfois, au cœur de la nuit, je songe que je veille pour rien, que j’ai gâché ma vie. La Vigile a ses joies mais elle n’a peut-être pas de signification réelle.

Il me saisit par le poignet.

— Cette confession est aussi scandaleuse que l’aveu que je t’ai fait tout à l’heure. Garde ta foi, Guetteur. L’invasion est proche !

— Comment peux-tu le savoir ?

— Les hors-confrérie ont leurs petits talents, eux aussi.

Ces propos me troublaient.

— Est-il pénible d’être sans confrérie ?

— On s’y habitue. Et l’absence de statut personnel est compensée par une certaine liberté. Je peux parler librement à tout le monde.

— Je m’en aperçois.

— Je me déplace à ma guise. Je suis toujours assuré d’avoir de la nourriture et un logement, même si la nourriture est pourrie et le logement insalubre. J’attire les femmes en dépit de tous les interdits — ou à cause d’eux, peut-être. Je ne suis pas rongé par l’ambition.

— Tu n’as jamais aspiré à t’élever au-dessus de ta condition ?

— Jamais.

— Tu serais sans doute plus heureux si tu étais un Souvenant.

— Je suis heureux tel que je suis. Je puis avoir toutes les satisfactions des Souvenants sans assumer leurs responsabilités.