— Qu’est-ce qui vous fait dire qu’il parle mal l’anglais ? Vous le parlez bien, vous ?
— J’ai vécu deux ans à Chicago chez mon frère…
— Ça n’est peut-être qu’une question d’accent ?
— Non ! Il a usé de termes impropres… J’en suis certaine.
Je rends le passeport à Martha qui va le remettre dans le tiroir de la caisse avec les autres…
Lorsqu’elle revient, San-Antonio n’est plus là… Je fonce dehors et je bouscule intentionnellement la petite fille qui accompagne la rouquine.
La môme se met à chialer… Elle a une petite écorchure au genou. Voilà que je deviens un bourreau d’enfant à ces heures.
Je la prends dans mes bras et je cours vers l’escalier conduisant aux chambres…
En chemin je croise Gigi.
— Mme Dickson, quel numéro ? m’enquiers-je.
— 32… La petite s’est fait mal ?
— Ce n’est rien.
Je galope jusqu’au 32 et je m’immobilise devant la porte avec l’enfant dans les bras. Elle a cessé de chialer justement. Il y a un grand silence dans le couloir. Je dilate mon tympan pour essayer d’esgourder ce qui se dit à l’intérieur.
Je perçois distinctement ceci, proféré par MmeDickson :
— Ils viennent de partir pour la plage…
EN FRANÇAIS !
Et l’autre, le mâle, répond, dans un français encore meilleur :
— Alors, allons-y sans perdre de temps.
Là-dessus je frappe.
La belle rouquine ouvre et pousse un cri en voyant la fillette dans mes bras. Je la rassure.
— Ce n’est rien, madame… Je l’ai bousculée alors qu’elle courait et elle a le genou un peu écorché…
Elle me remercie. Le beau gars s’avance et me regarde. Elle se tourne vers lui. Baratin en anglais.
— Je vous présente mon mari, fait-elle.
L’autre me tend sa paluche en disant :
— How do you do ?
Je réponds :
— Pas mal merci, et vous ?
Et je prends congé, de plus en plus persuadé que j’ai mis le nez dans du pas très frais.
Un homme qui arrive le 28 au K2, qui a un passeport amerlock mais qui parle mal l’anglais. Qui parle bien le français mais qui affecte de l’ignorer… Voilà de quoi troubler un cœur pur, non ?
« Ils viennent de partir pour la plage », a dit la belle souris…
« Allons-y vite », a répondu son gars…
Ils, ce sont les autres… Ceux qui viennent traiter le marché. A moins qu’au contraire ce ne soit Dickson qui représente la Ligue Arabe, peu importe… Conclusion : EN ALLANT SUR LA PLAGE, J’ASSISTERAI A LA RENCONTRE…
Je passe dans la carrée de Félicie… Elle dort… Sans bruit, je referme la lourde. Je griffonne un mot : « Plage », le glisse sous la porte, puis je me casse, le cœur assez battant je l’avoue, toute ma curiosité mise à vif…
Je m’installe dans le transatlantique gracieusement mis à ma disposition par la direction de l’hôtel. Autour de moi, les pensionnaires achèvent leur sieste avant de se faire mariner les couennes dans l’Adriatique.
Jusque-là, R.A.S., comme disaient les communiqués de 40 lorsque les verts-de-gris entraient dans les faubourgs de Montélimar. Puis la famille Dickson annonce sa trilogie dans le secteur. Ils envahissent des fauteuils et se tiennent par la main. Les autres, les Ritals du K2, commencent à les détrancher pour viser comment le mari de la belle esseulée est fabriqué.
Les messieurs qui avaient envie de lui tenir compagnie pendant l’absence du mecton doivent se voter des mentions spéciales pour avoir remis ce projet à une date ultérieure.
Parce que si vous le voyiez torse nu, le Ber, vous prendriez des vapeurs, mesdames ! Des armoires à deux portes commak, on n’en trouve pas chez Lévitan ! Il a des épaules qui ôteraient le hoquet à un minus… Avec ça des deltoïdes de catcheur, des biscotos d’haltérophile, une poitrine couverte d’astrakan et un petit air de ne pas supporter qu’on prenne son échine pour un paillasson.
Je croyais qu’il allait bondir carrément sur « ceux » qui l’attendaient, mais pas du tout. Une main derrière la nuque, tenant de l’autre celle de sa femme, il se contente de regarder jouer la petite fille… Riant de sa joie…
Du coup, je ne sais plus si c’est du lard ou du cochon. Qu’est-ce que tout ça veut dire ?… Hein ? Je vous le demande, tas de foies blancs !
Je bigle les autres, ils se sont lassés de zieuter l’arrivant et ils jouent le second acte de « J’ai la gueule de boa »… Je commence à avoir les nerfs malades.
Mes deux petits vieux sont juste derrière moi. Lui lit un bouquin dont la présentation me laisse penser qu’il doit être prodigieusement emmerdant. Sa pétroleuse tricote un cache-naze pour l’hiver prochain… Je consacre mon attention à cette dernière… Je vois que ses cheveux sont teints, non pas en blanc, mais en gris…
J’examine alors son débris de mari et je pige le pourquoi de la teinture… Il a les cheveux réellement blancs, mais son bouc doit pousser gris et c’est par coquetterie en somme qu’il se le teint en blanc… Je comprends la chose en voyant que sur ses joues, la barbe pousse plutôt foncée… Je crois que j’en ai fait trop hâtivement un suspect. Tout ça, croyez-moi, commence à me peser singulièrement sur la patate.
Ce soleil, ces estivants internationaux unifiés par l’ennui, cette vie d’hôtel morne à crever, cette incertitude, et la fille blême qui m’attend cette nuit pour une nouvelle partie de bilboquet, oui, cela m’accable prodigieusement.
M’man vient me rejoindre une heure plus tard, souriante.
— Bien dormi ?
— Comme une souche !
Il faut vous dire que Félicie n’a jamais été douée pour les métaphores.
Elle s’installe et nous restons une grande partie de l’après-midi à flotter dans une chaude torpeur coupée par les glapissements aigus des mômes et par l’énorme floooc de la mer.
Dickson n’a pas bougé. Il n’a parlé à personne. Mieux, n’a regardé personne… Sa femme non plus… La petite fille paraît être leur unique souci. Ils n’ont d’yeux que pour elle. Gentille famille !
Sur le soir, dislocation du cortège. Un à un, les mecs regagnent l’hôtel, histoire de se loquer pour la tortore… C’est fou ce que les toilettes sont urf au dîner. Ils font ça à l’anglaise, les bourgeois transalpins.
Ils jouent à s’épater.
Je vais me nipper à mon tour, en proie à un pressentiment. Je sens (tout mon corps me le dit) qu’il va se passer quelque chose avant la fin de la soirée.
Je possède un sens infaillible pour renifler la casse.
CHAPITRE V
Je ne sais pas si vous avez vécu des journées d’été lourdes et lénifiantes. Oui, sans doute ? Vous avez beau être un ramassis de cavillons ramollis de partout, principalement de la matière grise, vous vous souvenez de ces impressions…
Tout le jour vous avez sué des chandelles, et puis, en fin de journée, un orage se prépare, et l’air devient brusquement épais comme l’intelligence d’un gendarme. On dirait qu’il se vide d’oxygène… Vous sentez de l’électricité autour de vous. Vous avez besoin que ça pète ou que ça dise pourquoi…
Présentement je suis dans le même état d’esprit. Ma centrale nerveuse est sur le point de sauter. Cette enquête me déprime comme une exposition de mauvais tableaux. J’en ai classe de jouer à l’estivant venu sur les bords de l’onde amère avec sa vieille moman… J’en ai ma claque de me répéter que nous sommes le 28 juillet, que la journée est achevée et que rien, vous m’entendez, bande de constipés de la feuille ? RIEN ne s’est produit, contre toute attente et contre tout espoir !