Je suis aussi immobile qu’une sentinelle qu’on a oublié de relever à la porte du Kremlin une nuit d’hiver.
Je suis prêt à vous parier un air d’harmonica contre un hercule que Dickson va faire demi-tour et regagner le pageot où l’attend madame sa rouquine… C’est dans l’ordre des choses… Pourtant il n’en fait rien. Il éteint ses phares, met son feu de position gauche et tire du coffre de son bahut un truc que je n’identifie pas presto.
C’est au bout d’un moment seulement que je constate qu’il s’agit d’un sac de couchage…
Cette nouille aux œufs frais (l’eusses-tu cru ?)[6] traîne l’objet dans le fossé et s’y insinue. Au bout d’un instant, plus rien ne bouge autour de la Fiat. Le gars en écrase comme s’il était payé aux pièces pour ça !
J’attends cinq minutes, puis cinq autres encore, ce qui fait dix en tout si mes souvenirs scolaires sont exacts.
Je me tâte… Ce qui vient de se passer est tellement époustouflant, tellement peu prévisible surtout, que je suis sans volonté. Pourquoi pionce-t-il sur un talus alors qu’il est à un quart d’heure de son étable ?
Comme je ne trouve pas de réponses à ces questions, je me traite d’un tas de noms intraduisibles en patois japonais. Combien grand a été mon manque d’à-propos ! Bonté divine, je devais suivre les types de l’autre bagnole… Si le Vieux apprend que je me suis tressé les poils des bras en attendant que ça se tasse, il va piquer un de ces coups de sang qui font grimper le thermomètre à la cabane poulets.
Je me tâte encore un peu, puis, brusquement, j’opte pour l’action. Assez louvoyé… J’en ai classe de mater par les trous de serrure… Je ne suis pas un valet de chambre mais un agent secret. C’est bon pour les vide-pots de grande taule de se décoller la rétine (encore que les nouvelles serrures aient porté un coup sérieux à la profession par leur étroitesse).
Je soulève la banquette arrière de ma guinde, là où un pote prévoyant a dissimulé un petit appareil à gommer le curriculum. Gentil petit objet… Calibre impressionnant. Ça n’est pas celui de l’homme élégant et il alourdirait le costume de ville. Mais pour le pardingue ou la fouille de robe de chambre, il convient à merveille…
Je m’en saisis et, à pas de velours, je m’approche de la Fiat immobilisée en bordure de la route. Dickson dort gentiment dans son sac de couchage… Un vrai petit ange !
Je m’accroupis auprès de lui et je lui braque soudainement en pleine poire la lampe électrique que j’ai dénichée dans le vide-fouilles de mon baquet.
C’est radical. Il plisse ses lucarnes puis les ouvre, ce qui représente deux mouvements contraires, mais normaux de la part d’un garçon éveillé en sursaut.
Il se voile aussitôt la face pour échapper à l’impitoyable faisceau. Je rigole bien. C’est très divertissant.
— Alors, Dickson, attaqué-je, on est claustrophobe, à ce qu’il paraît ?
Il attend un instant et gronde :
— Ecartez votre sacrée lumière, vous m’aveuglez !
Je me garde bien de lui obéir.
— Si ça te gêne, mon gars, ferme tes jolis yeux. Pour parler, t’as pas besoin d’y voir clair, hein ?
— Qui êtes-vous ?
— Si je te le disais, tu ne voudrais pas me croire…
Courageusement il fait front à la lumière pour tâcher de m’apercevoir par-delà cette source éclatante. Mais ça lui est impossible.
— Que me voulez-vous ?
— J’aimerais savoir à qui tu as remis la charmante petite que tu appelles ta nièce.
Il ne répond pas… J’ai une sainte horreur de ces pieds-plats qui se mettent du sparadrap sur la bouche dès que vous leur posez une question. Pour le lui prouver, je balance un méchant coup de tatane dans le sac de couchage. Il ne bronche pas. Peut-être que le duvet intérieur a amorti le choc, pas vrai ?
— Je t’ai posé une question précise, Dickson… Alors tu vas être un amour et y répondre de même.
— De quoi vous mêlez-vous ! gronde l’homme.
Ses yeux étincellent de fureur. S’il n’était pas coincé dans son sac de couchage comme un rat dans une nasse, je vous prie de croire qu’il me ferait polker les ratiches… Mais il se sent entravé et ça lui coupe le sifflet.
Je biche de ma main qui tient le pétard la cordelière fermant le haut du sac et je tire après avoir mis le pied dessus. Il est coincé là-dedans, le pauvre zig, et il fait triste mine.
— Tu me rappelles une momie avec qui j’ai eu des relations coupables dans les temps très anciens, lui dis-je… On l’appelait Velpo parce qu’elle faisait bande à part…
Il ricane.
— Très drôle…
— A qui as-tu remis l’enfant, Dickson ?
— A son père…
— Il ne pouvait pas venir la chercher jusqu’au K2 ?
— Peut-être que non…
Je me contrôle de moins en moins.
— Tu devines ce qui se passerait si je foutais le feu à tes plumes ? Ça flamberait comme une lampe à souder, et toi dedans… Tu t’aimes comment, bleu ou à point ?
Il dit, d’un ton uni :
— A votre goût, mon vieux… Faites comme pour vous !
Serais-je tombé sur un petit marrant ?
CHAPITRE VI
Dans mon job, on devient psychologue, fatalement, même lorsqu’on est une crêpe, style Bérurier. Dans le cas présent, je pige illico que le gars Dickson est un vieux de la vieille, c’est-à-dire un coriace. C’est pas en faisant « hou ! » dans son dos que vous lui ferez passer le hoquet, croyez-moi. Ce bipède a les nerfs bien accrochés et les trucs susceptibles de lui faire perdre son sang-froid pourraient être gravés sur le chaton d’une blague de petite fille.
Avec ce genre de guignol, il faut de suite employer les moyens extrêmes. Ils prennent ça pour un lever de rideau et ça les fait réfléchir sur la suite du spectacle. L’imagination faisant son boulot, vous risquez d’obtenir un résultat.
Je prends une voix très calme. Je laisse du blanc entre mes phrases pour qu’elles fassent plus lilial.
— Ecoute, Dickson. J’aime bien marcher sur du terrain solide. Alors je te préviens tout de suite : tu parleras. Et si tu ne parles pas, tu réuniras toutes les conditions requises pour faire un beau mort avant la fin de la nuit, tu piges ?
Il ricane :
— J’ai déjà entendu ça dans une superproduction d’Hollywood… Ça s’appelait « Numérote tes plumes, il va pleuvoir… » ou quelque chose dans ce genre…
— Eh bien, je vais te faire un remake de la chose, gars !
Aux grands maux les grands remèdes. Il prend un coup de talon sur le pif qui lui arrache un gémissement en même temps que le bout du tarin…
Je le contemple à la lumière de la lampe. Ça pisse épais.
— Les massages faciaux te réussissent, lui dis-je… D’ici trois minutes de ce régime, tu vas ressembler à un boxer… Dans une exposition canine, t’auras tes chances contre les gayes de la duchesse de Windsor…
Il grommelle des insultes…
— Bon, tu accouches tout seul ou si on emploie les forceps ?
— Des clous !
M’est avis que je peux lui défoncer l’étalage sans rien obtenir. Pour tout vous dire et ne rien vous cacher, bien que je sois en renaud après cette tête d’haineux, ça me contriste un peu de démolir un homme dans l’impossibilité de se parer.
Pourtant, quand on vit des instants pareils, on ouvre la fenêtre en grand sur la nature humaine. Et le spectacle n’est pas chouïa ! Un homme, c’est triste à dire, n’est qu’une bête somnolente dont l’instinct prend la parole à la première occase. Nous nous livrons à des actes que notre intelligence, notre sensibilité condamnent. Plus rien ne nous arrête… Une noire fureur nous anime. Un besoin de nous profaner, de dépasser nos limites…
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Je tiens à suggérer au passage que les articles concernant le sport soient étudiés dans les classes de français, afin de montrer aux élèves ce qu'est le style « cliché ». Ce style n'a de pire que celui des critiques du music-hall qui, en fait de ponctuation, ne connaissent que le point d'exclamation.