DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE VIII
Le lendemain, comme prévu, mes condés radinent au K2 pour présenter leurs bien sincères condoléances à la mère Dickson. Elle pique la crise de nerfs numéro 4 bis prévue au décret, on la console, la radio annonce qu’un touriste amerlock a été scraffé par un rôdeur… L’ambassade ricaine proteste auprès des autorités compétentes qui promettent de l’être et on transporte la bidoche de l’ennemi public dans une chapelle ardente… Tout ça sans que votre petit camarade San-Antonio (l’homme qui remplace le beurre parce qu’il s’est enfin débarrassé d’un préjugé qui lui coûtait chérot) soit inquiété[8].
Vers dix plombes, je me fais la grande toilette, je me nippe comme un lord qui aurait de la fantaisie… Et je descends.
M’man est dans le hall, très inquiète. A ses pauvres yeux cernés, je devine qu’elle n’a pas pioncé de la nuit. Je lui donne la bise affectueuse qu’elle attend et je lui explique en termes mesurés que je suis obligé de faire un voyage en Suisse.
— Pendant ce temps, tu m’attendras ici, m’man… Tu es bien, ça te repose. Dans deux jours, au grand maxi, le petit Antoine revient et t’emmène visiter Venise, d’accord ?
Elle soupire, sachant qu’elle ne peut rien contre mon job. Les mères des terre-neuvas savent que la mer est plus fortiche qu’elles. Eh bien, Félicie sait que mon job passe avant mon amour pour elle.
C’est ainsi… La vie est moche. On a des chiares, on les aime immédiatement, on se flanque au feu pour eux, on les couve, on pense chacun de leur pas, on tremble pour eux… Et puis le jour vient où ils vous glissent des mains pour entrer à leur tour dans la fournaise de l’existence !
Je commande à Gigi deux œufs bacon en guise de petit déjeuner. Ça fait plaisir à m’man. Elle aime me voir avaler de la boustifaille. Le jour où j’arriverai à croquer un bœuf sous ses yeux sera le plus beau de sa life.
— Il y a du danger où tu vas ? demande-t-elle.
— Pas le moindre, ma petite bonne femme. Une simple discussion d’affaire, alors tu vois…
— Et ton bras ?
— T’inquiète pas… je l’emmène avec moi…
— Il te fait mal ?
— Absolument pas… Tu sais bien que ma viande pousse comme le chiendent ? Je te parie que c’est déjà cicatrisé…
— Je vais te refaire ton pansement.
— Mais non, il faut laisser faire la nature, ma poule, t’occupe pas…
Je lui laisse un gentil petit pécule et je refile un pourliche d’archiduc à Gigi en lui recommandant de bien soigner Félicie pendant mon absence. Il promet. Je déhote !
Il fait grand nuit lorsque j’arrive dans cette pimpante cité helvétique. Naturellement (et s’il vous reste pour dix grammes de matière grise, vous vous en doutez) mon premier soin est de descendre au Léman-Palace.
Mordez le bath établissement ! De la crèche pour rupinos ! Les zouaves qui débarquent céans n’ont pas leur compte en banque gonflé au gaz de ville, je vous en fiche mon billet ! Il y a un hall dans lequel on pourrait conclure la rencontre Suisse-Hongrie de football, des tapis épais comme des bottins, de gigantesques plantes vertes qui valent une fortune sous notre latitude et pas un maravédis sous d’autres… Des larbins en uniforme de grand amiral suisse, des touristes avec de gros bides nourris au caviar, des péteuses platinées dont un seul regard suffit pour faire la fortune des marchands de boutons du coin… Sans parler des lustres qui ne tiendraient pas à Saint-Pierre-de-Rome, et des fauteuils tellement profonds qu’une équipe de spéléologues pourrait y disparaître à jamais. Bref, vous voyez un peu le genre du pourquoi du chose ?
Je fais un brin pedzouille lorsque je radine à la réception. Je demande une carrée et on me cloque une piaule au sixième. Ensuite, je demande si M. Bucher est laga présentement. On me répond qu’il n’est pas encore rentré, mais que sa femme est au lit, souffrante.
Je remercie et confie mon petit embrasse-en-ville à un bagagiste qui organise une croisière vers l’ascenseur.
Lorsque je suis dans ma chambre, je refile dix francs suisses au mouflet en lui recommandant de me prévenir discrètement dès que M. Bucher rentrera. Il est d’accord. Je ne sais pas ce qu’il s’imagine… Peut-être rien du tout. En tout cas il se retire fier comme bar-tabac[9] avec son billet.
Je décroche le bigophone et réclame d’extrême urgence une assiette de viande froide et une bouteille d’œil-de-perdrix.
Ça va me permettre de patienter en attendant l’arrivée du gars Bucher.
Seulement, je nettoie le plateau, vide la bouteille et rien ne s’est encore signalé à l’horizon. Fatigué, je m’allonge tout fringué sur mon lit… J’essaie de fumer une pipe pour me tenir éveillé, mais le sommeil est plus fort que ma volonté… Je coule à pic dans un repos que j’espère au moins réparateur. Combien de temps dors-je ? Il me serait malaisé de le préciser. Toujours est-il que lorsque la sonnerie de mon bigophone se met à vibrer, j’ai l’impression d’être en pleine forme.
La voix traînante du petit groom m’annonce :
— M. Bucher vient de rentrer, monsieur.
— Merci. Quel est le numéro de sa chambre ?
— Appartement 72, rectifie le préposé qui tient bien à préciser qu’un monsieur de l’importance de Bucher ne saurait se contenter d’une chambre.
Je raccroche et saute de ma planche à clou. Ma breloque marque deux heures du matin… Du moins c’est moi qui les estime « du matin » ces deux heures-là, le cadran de ma montre ne faisant qu’un circuit de douze plombes pour débiter une journée de vingt-quatre. Si vous trouvez que je philosophe d’une façon trop hermétique, faites-moi signe, je vous raconterai l’histoire du nègre qui vient de recevoir la flotte et qui entre dans un bistrot en demandant « un petit blanc sec ».
J’ai la clapeuse épaisse… L’œil-de-perdrix qui m’en a mis un petit coup dans la vue ! Au fond, la nuit, on ne devrait écluser que du vin de messe, comme le dit si justement l’abbé Résina dans son traité sur « L’incidence de la langue braisée dans la Société Moderne ». Je me rince le bac au lavabo… Un petit coup de flotte sur le front… Je calamistre ma chevelure, renoue ma cravate, époussette mon futal, lustre mes godasses avec les rideaux de la fenêtre comme le font tous les Français quand ils descendent dans un hôtel et, ainsi remis à neuf, je pars à la recherche de l’appartement 72.
Un videur de tinette diplômé me rancarde. C’est au second… Il y a vue sur le Léman et l’eau chaude sur l’évier…
Je m’annonce donc devant la lourde à double battant du 72. Un rai de lumière filtre par en dessous.
Je prends un léger temps pour laisser tomber ma tension artérielle. Puis je frappe.
Une voix d’homme demande avec un fort accent yankee.
— Qu’est-ce que c’est ?
Sans me démonter (je ne me démonte jamais sachant bien que je ne saurais pas me remonter, n’étant pas bricoleur pour un sou) je réponds :
— Un message pour M. Bucher !
Il fait fissa pour ouvrir, le Prisunic de l’arme à feu !
C’est un garçon beaucoup plus jeune que je ne l’imaginais. Il a dans les trente-six carats. Il est plutôt grand, avec une chevelure brune plaquée sur la tête comme un casque. Il a un petit nez en pied de marmite chevauché par de grosses lunettes d’écaille.
Ses yeux ont un éclat très intense. Il me regarde, constate que je ne suis pas un employé de l’hôtel et murmure :
8
Ne vous tourmentez pas pour mes parenthèses. Aussi longues que soient les phrases comprises entre, je ne perds jamais de vue l'idée initiale. C'est pour cette raison que certains critiques aussi éminents qu'un économiste est distingué, m'ont surnommé le roi du suspense grammatical.
9
Comparaison indigente, bien sûr, mais qui sert de repoussoir à d'autres dont l'originalité est à ce point brûlante qu'on a dû ignifuger le papier utilisé pour l'impression de ce livre.