— Que me voulez-vous ?
— Un instant d’entretien, monsieur Bucher.
— Qui êtes-vous ?
— Si vous me laissiez entrer, je vous le dirais. J’ai horreur de raconter ma vie dans un couloir d’hôtel…
Il grommelle :
— Come in !
Je pénètre dans un grand salon triste avec des dorures impensables, des meubles qui foutraient le cafard à un sachet de poudre hilarante, et des tableaux au mur qui vous donneraient envie d’avoir du Picasso chez vous jusqu’à la fin de vos jours.
Bucher me désigne un siège. Lui-même pose son socle dans un fauteuil. Il y a plusieurs flacons de whisky sur une table basse avec un siphon et des verres. Il se sert une rasade de scotch carabinée : plus d’un demi-glass. Il lâche dans tout ça un jet prostatique d’eau gazeuse et boit le total en moins de temps qu’il ne lui en a fallu pour le préparer.
— J’écoute ! grogne-t-il.
Je remarque alors combien son regard est étrange… Il y a dans ses yeux bleus à la fois de la clarté et de l’ombre, de la douceur et de la cruauté, de la faiblesse et une énergie peu commune.
— Bucher, je n’irai pas par quatre chemins… Je suis un zig des Services français…
Il ne bronche pas. On dirait que je lui chante le code civil sur l’air de La Main de ma Sœur.
— Quels Services ? demande-t-il.
— Les Services secrets, mon cher monsieur.
— Et alors ?
— Alors ne cherchez pas à me snober parce que ça ne prendra pas. J’en ai maté d’autres plus épais que vous, Bucher… Votre petit ami Sion, par exemple.
Là, il sourcille légèrement. Mais son mutisme demeure absolu.
— Bucher, je suis chargé par mon gouvernement d’empêcher la cession de votre dernière cargaison d’armes aux rebelles arabes. Vous voyez, j’y vais carrément… Je peux me permettre ça étant donné que je suis au courant du rapt de votre enfant…
Il a sa première vraie réaction et c’est une réaction de père.
— Vous savez !
— Mieux, avant-hier, je tenais Carolyne sur mes genoux…
Il se lève, vient à moi.
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Que j’ai joué avec votre petite fille, parfaitement… Seulement, à cet instant, je ne savais rien de ce kidnapping… Lorsque j’ai su les détails, il était trop tard…
A mon tour, je lui désigne un siège. A mon tour je vais à la table supportant les flacons de scotch…
Je me prépare un formide…
Puis, l’ayant ingéré, je fais à Bucher un récit on ne peut plus complet de mes démêlés avec son ex-associé. Je ne lui passe rien, ni ce qui m’a amené à Cervia ni ce qu’il est advenu du sieur Dickson, alias Sion.
Il m’écoute sans broncher, les mains croisées sur un genou, très droit. Son regard étincelle.
Lorsque j’ai terminé mon récit, il murmure simplement :
— Carolyne est avec ces gens en ce moment…
— Oui.
— Alors pourquoi ne se sont-ils pas manifestés ?
— Je l’ignore.
— Ne serait-il pas arrivé malheur à l’enfant ?
— Rassurez-vous. Ils l’ont payée une somme trop rondelette… On ne brise pas les objets de valeur…
Il réfléchit un moment et demande :
— Pourquoi êtes-vous venu me dire ça ?
Je soupire.
— Nous y voilà, mon vieux !
CHAPITRE IX
Par mesure de sécurité, et afin de ne pas risquer la panne sèche, je lui écluse un nouveau gorgeon de scotch sans lui demander la permission. Du reste, je l’ai appris par les films made in U.S.A., aux Etats, on pratique comme ça. Chacun pour soi et Dieu pour ceux qui n’ont pas les moyens de s’offrir du raide de bonne qualité. Ce sont ceux-là les vrais perdants : ceux qui justement n’ont rien à perdre. Il y a des jours où je me dis que l’auteur de la fameuse maxime : « L’argent ne fait pas le bonheur » devait être plein à craquer. Autrement, jamais il n’aurait pensé à débloquer de la sorte.
Bucher me suit du regard ; au fur et à mesure que je tarde à parler, sa figure se crispe. Il est tendu comme un félin pourchassé.
Prenant enfin son exaspération en considération, je m’approche de lui, me mets à califourchon sur une chaise et j’attaque.
— On a toujours intérêt à faire un dessin pour résumer la situation, rien ne l’éclaircit davantage. Nous allons donc en faire un…
Je sors mon stylo, pas l’explosif, le vrai. Tout en crayonnant, je commente :
— Voici un triangle, Mossier Bucher… Chaque angle représente un groupe d’individus… Ici, en haut, les types de la Ligue. Là, vous, la maison AAl… Enfin dans le troisième angle, nous, la maison France. Que désirons-nous les uns et les autres ? Hein ? La Ligue désire les armes. Vous, votre enfant. Nous, nous désirons que les armes ne soient pas vendues à la Ligue et, comme nous avons bon cœur, que vous retrouviez votre gamine. Vous me suivez toujours ?
Il hoche du bonnet, comme on dit chez Cinzano.
— O.K. (bon, v’là qu’à son contact, je m’américanise). Maintenant quels sont les atouts de chacun ? La Ligue a votre fille. Vous, vous avez les armes… Et nous…
Je stoppe et souris.
— Nous, Mister Bucher, nous n’avons rien ! Nous sommes donc particulièrement qualifiés pour intervenir. Notre seul argument, et il est de taille, c’est que nous avons le bon droit pour nous et que nous disposons de moyens d’action officiels, comprenez-vous ?
Bucher secoue la tête.
— Précisément, fait-il, je ne comprends pas. Quand on n’a rien à vendre, on ne va pas s’installer au marché ! Ceci est une affaire entre la Ligue et moi… Ceux qui me rendront ma fille auront les armes, c’est tout ce que je peux vous dire.
Il se lève.
— Et je pense que votre intervention est contre-indiquée, elle risquerait d’indisposer les kidnappeurs et de les amener à… à accomplir un acte irréparable pour moi… Vous êtes français, ici nous sommes en Suisse, vous n’avez aucun droit d’ingérence dans mes affaires…
— Ecoutez, Bucher, je crois que vous n’avez pas assez pensé la chose…
— Je crois que si.
— Non… Si vous étudiez un peu les histoires de rançon, vous constaterez… et je ne dis pas ça pour vous effrayer outre mesure, que ça se termine toujours mal pour la partie sur laquelle s’exerce le chantage. La Ligue va vous demander les armes. Parfait… Mais elle vous promettra votre gosse contre la remise de la cargaison.
« Vous aurez beau ergoter, refuser, exiger le donnant donnant, vous devrez en passer par là, parce que, foutez-vous bien ça dans le crâne, c’est vous qui êtes vulnérable dans cette aventure. Si la transaction rate, pour eux, ça représente une grosse affaire foutue. Mais si elle rate pour vous, c’est votre cœur qu’on vous arrache, pour employer le style mélo. »
— Je saurai négocier l’affaire, dit Bucher. Ne vous tourmentez pas pour moi, monsieur… heu…
Je ne crois pas opportun de lui filer mon blaze.
— Une fausse manœuvre et vous ne revoyez plus votre fille !
Il me touche l’épaule du bout des doigts.
— Et vous, monsieur le flic français, vous êtes certain de ne pas en faire, de fausses manœuvres ?
Il me chope au débotté. Pourtant je conserve toute mon assurance.
— Parfaitement !
— C’est pour le coup que ces salauds commettront le pire lorsqu’ils sauront que la police française est sur l’affaire !
Je m’approche de lui à le toucher. Il y a des lueurs fulgurantes plein les vitres de ses besicles.
— Si vous ne marchez pas avec moi, je ne stopperai pas mon enquête pour autant ! Vous voici prévenu… C’est pourquoi vous et moi avons intérêt à nous allier… Il y a chez nous un vieux proverbe (il y en a des tonneaux du reste) qui dit : « L’union fait la force ».