Tout cela me paraît cousu avec du gros cordonnet.
J’ai envie d’insister pour connaître la suite car le Vieux, en orateur consommé, prend des temps, calcule des effets et cherche des poses avantageuses pour mettre en relief sa compétence.
— L’avion anglais assurait le service Londres-Rome via Florence…
— Ah ?
— Oui. Kazar avait pris un billet pour cette dernière ville…
— Il devait donc rencontrer AA1 en Toscane ?
— C’est ce que j’ai conclu, dit le Vieux. J’ai envoyé quelqu’un au C.I.T., vous savez ce que c’est ?
— L’Office italien de tourisme ?
— Oui.
Chose curieuse, il paraît déçu, notre mironton. Ce type-là croit toujours qu’il vous apprend quelque chose dès qu’il ouvre le clapoir. Son rêve, ce serait d’enseigner l’alphabet à ses subordonnés.
— Vous pensiez, Chef, que cet Office pouvait vous être de quelque utilité en la conjoncture ?
Tiens, v’là que je me mets à employer le style redondant du Vieux.
— Oui, acquiesce-t-il. Et j’avais raison de penser cela…
— Vraiment ?
— Oui. Nous avons appris que K2 n’est autre que l’enseigne d’un hôtel situé à Cervia, sur la côte Adriatique, entre Ravenne et Rimini…
— Drôle d’enseigne pour un hôtel…
— K2 est le nom du deuxième sommet de l’Himalaya, autrement nommé Dapsang. C’est d’ailleurs une cordée italienne qui l’a vaincu. Donc Kazar devait être mandaté par son organisation pour négocier un achat d’armes avec AAL. Maintenant qu’il est mort, ses amis vont adresser quelqu’un d’autre au rendez-vous…
— C’est probable…
— J’aimerais que vous assistiez à ces négociations…
Il cesse enfin de tourniquer autour de mon siège et consent à déposer sur le sien la partie de son académie réservée à cet usage.
Je hoche la tête.
— Je dois partir immédiatement, débarquer à l’hôtel K2 et observer les autres pensionnaires. En admettant que j’arrive à dénicher les envoyés des deux groupes, que devrai-je faire ?…
Il avance ses mains racées sur le cuir de son sous-main, comme s’il voulait les mettre dans une vitrine. Ses manchettes sont impeccables. Leur blancheur Persil me meurtrit la rétine.
— Lorsque vous les aurez identifiés, dit-il en appuyant sur ce futur chargé de pulvériser mon conditionnel, vous suivrez la piste.
— Laquelle des deux ?
— Les deux, puisqu’elles se rejoignent. Vous découvrirez le dépôt d’armes et, s’il n’est pas récupérable pour nous, vous le ferez sauter…
Il parle d’un ton tranquille, exactement comme s’il était en train de s’acheter une paire de lattes chez le bottier du coin. Vous le voyez, ce qu’il attend de moi est d’une simplicité enfantine.
M’est avis qu’il a trop lu les albums de Tintin, le Vieux, ça lui fausse un peu le sens des réalités. Il a le cervelet qui fait « Tilt » comme un billard électrique. Pourtant, sachant qu’il est inutile et malvenu de la ramener, je me soude les labiales à l’autogène.
— Vous m’avez bien entendu ?
— Admirablement, Patron.
Comme si j’avais les feuilles constipées, à mon âge !
— Parfait. Maintenant il y a certains points de détail que nous devons régler… Madame votre mère est-elle à Paris en ce moment ?
J’en suis complètement jojo ! Le voilà qui s’inquiète de la santé de Moman, le croquemitaine.
— Mais… oui…
— Elle se porte bien ?
— Très bien, merci.
— Un voyage en Italie lui plairait-il ?
Du coup, j’ai l’impression d’avoir pris place sur une fourmilière. Ça se met à grouiller dans mon calbar comme la station Chaussée d’Antin à midi dix !
— Vous voudriez que j’emmène ma mère avec moi ? articulé-je d’une voix pareille aux premiers exercices vocaux d’un sourd-muet de naissance.
— Oui, et vous allez comprendre pourquoi, San-Antonio.
Comme je ne demande que ça : piger, je m’aiguise les trompes d’Eustache et je pose sur le Vieux un regard qui ressemble à deux points d’interrogation majuscules !
— D’après mes renseignements, Cervia est une station balnéaire fréquentée presque exclusivement par les Italiens, contrairement aux autres coins d’Italie, littéralement envahis par les touristes. Si vous alliez là-bas, vous attireriez immanquablement l’attention, car il y aurait de fortes chances pour que vous fussiez l’unique Français… Comprenez-vous ?
Cette fois, j’ai la coupole qui s’illumine.
— Compris. Avec une vieille dame, j’aurai l’air du grand garçon en vacances avec sa brave maman ?
— Voilà !
Avouez, les gars, que la situation ne manque pas de sel, comme dit mon ami Cérébos, maintenant les agents secrets sont présentés par leurs parents, comme les apprentis bouchers !
— Pensez-vous que madame votre mère accepte ?
— C’est mal connaître madame ma dabuche ! Félicie, vous le savez, ne demande qu’à lever la pioche avec moi. Et comment qu’elle va accepter !
— En ce cas, allez chez vous et préparez hâtivement vos bagages, vous prendrez l’avion de nuit. Deux chambres seront retenues à l’hôtel Rafael à Florence… Demain matin, vous trouverez une auto devant l’hôtel… Ce sera une DS immatriculée en Seine-et-Oise. Les papiers de cette voiture se trouveront sous le siège arrière… Vous prendrez immédiatement la route de Cervia…
Il ouvre un tiroir de son burlingue et prend une carte routière de l’Italie.
— Je vous ai marqué le chemin à suivre au crayon bleu. Là-bas, descendez à l’hôtel K2, deux chambres seront également retenues à votre nom…
Il a vachement préparé son coup, le Vieux. Lorsqu’il sera à la retraite, il pourra monter un office de tourisme, ça boomera. Pour les croisières organisées, il en connaît un brin.
Je me lève.
— Eh bien, il ne me reste plus qu’à…
— Un instant…
Il n’a pas refermé son tiroir. Il en sort, comme un prestidigitateur sort de son chapeau les objets les plus idiots, un stylo d’assez forte dimension…
— Prenez ça !
— Qué zaco ?
— Vous le voyez : un stylographe… Enfin, en apparence. Seulement, dans le corps de remplissage se trouve un explosif d’une extrême puissance. Avec ce simple objet, vous pouvez faire sauter l’immeuble…
— Fichtre ! Et vous voulez que je me promène avec ça ?
— Il est inoffensif tant que vous ne le « préparez » pas…
N’empêche que je considère ce Waterman avec une certaine inquiétude. Vive la pointe Bic, les gnards !
— Et comment le prépare-t-on ?
— C’est simple, regardez…
Il saisit la plume et l’ôte. Puis il dévisse l’autre extrémité du stylo.
— Il vous suffit d’introduire la plume à l’intérieur du réservoir. Vous revissez et déposez le stylographe sur les lieux où doit se produire l’explosion… Celle-ci intervient cinq minutes plus tard très exactement… N’oubliez pas…
J’en bave de stupeur.
— C’est formidable !
— Non, ingénieux. La plume comporte une particule de radium qui agit sur l’explosif au bout du laps de temps que je viens de vous indiquer…
Je m’empare du stylo dont il a remis la plume en place.
— Hé, dites, Chef, les effets de la plume ne peuvent-ils pas se faire sentir à la longue, sans qu’on ait à l’introduire dans le réservoir ?
— Du tout ! Le capuchon du stylo est pourvu d’une pellicule de plomb. Soyez sans inquiétude…