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— Oui, dit-il, ils ont téléphoné hier…

— Et qu’ont-ils dit ?

— Ils voulaient parler à Bucher… J’ai dit que j’allais le prévenir… Ils m’ont dit qu’ils rappelleraient tard dans la soirée…

— Et ils l’ont fait ?

— Oui.

— Bucher attendait ici ?

— Oui.

Voilà donc pourquoi il est entré si tard à son hôtel.

— Qu’est-ce qui a été convenu ?

— Rien, ils doivent venir tout à l’heure… pour se mettre d’accord avec le patron.

— A quelle heure ?

— Dix heures…

— Et Bucher compte les rencontrer ici ?

— Bien sûr…

— Leur appel téléphonique venait d’où ?

— De Milano !

Je gamberge tellement vite que ma tête enfle. C’est le frottement ! Comme me disait Sal-Si-Fi, mon pédicure chinois : « La chaleur dilate les cors ! »

— Ecoute, Carnigi, les types de la Ligue connaissent-ils Bucher ?

— Non… puisqu’ils le contactent…

— Je veux dire, l’ont-ils déjà vu ?

— Oh non, jamais… Bucher rencontre rarement ses… clients… Ça se passe avec des intermédiaires.

C’est cette prudence qui fait la force du chef des AA1.

— Parfait… Maintenant, tu vas me dire autre chose…

Il réprime un soupir. Mes questions le turlupinent. Pourtant, il est engrené et il crache ce qu’il sait… C’est psychologique, je vous le répète.

Je m’assieds au bord du lit.

— Où se trouve le dépôt d’armes que veut acheter la Ligue ?

Il secoue la tête.

— Ça, je l’ignore…

Le plus drôle, c’est que je le crois. Malgré tout, je joue le jeu en chiquant au petit incrédule.

— Voyons, Carnigi, tu te rappelles déjà plus de mon avertissement ?

J’approche l’Euréka de sa tempe.

— Pourtant, je suis sérieux, tu sais ?

Il a les grelots. Oui, cette armoire qui sait jouer avec brio « Terreur sur la ville » a peur de canner. Il sue des chandelles comme le pouce.

— Je vous jure ! Je ne sais pas ! Vous ne connaissez pas Bucher ! Jamais il ne fait de confidences… Il se méfie de tout le monde ! Ceux qui gardent les armes en ce moment ne savent peut-être même pas de quoi il s’agit…

Je le regarde.

— Parfait, boy… Je fais comme si je te croyais. Mais si c’est du bidon, on te souhaitera ta fête avec quatre cierges, promis ! A quelle heure doit venir Bucher ?

— Un peu avant dix heures…

— Rien de spécial auparavant ? Tu n’as pas de coup de tube à donner ? Tu n’en as pas à recevoir ?

— Non.

— Bucher entre comment ici ?

— Je lui ouvre…

— Bon… Maintenant fais dodo comme un petit ange. Et ne cherche pas à filer parce qu’il n’existe pas un homme capable d’aller plus vite qu’une balle, tu me comprends ?

— Oui.

— Alors d’accord…

Je prends tous les flacons disponibles sur la coiffeuse et je les pose sur son ventre.

— Ne bouge pas, ça les entrechoquerait. Je vais me payer une petite ronflette dans le fauteuil. Le moindre de tes mouvements fera un bruit de grelot et j’ai le sommeil fragile. Je ne te conseille pas de le troubler parce qu’il ne te resterait plus de dents demain, et peut-être plus de langue pour te commander un râtelier… Allez, mec, good night !

Je descends ouvrir le portail. Je ne ferme pas complètement la porte pour qu’en arrivant demain — ou plutôt tout à l’heure — Bucher n’ait pas l’idée de sonner. Puis je ferme la porte de la maison à clé… Ensuite, regrimpée dans la piaule où mon petit camarade Carnigi joue les statues.

Il évite presque de respirer de crainte de faire tinter la verrerie entreposée sur son baquet. Je glisse le revolver dans l’échancrure de ma chemise, tire l’unique fauteuil de cuir contre la porte afin d’éviter une intrusion semblable à la mienne… Et, le cœur content, l’âme en fête, le corps épuisé… Je m’assoupis…

Mon sommeil est assez précaire. J’ai la bouche en fond de cage à oiseaux et les membres brisés… Pourtant, je pionce, les aminches ! Je pionce avec une farouche délectation, afin de me préparer des lendemains qui chantent.

Que dis-je ! Des lendemains qui braillent !

Ma bonne Félicie dort-elle à cet instant, sur les bords de l’Adriatique ? Sûrement pas. Elle pense à son enfant chéri… Est-ce idiot ? Mais il me semble que sa chaude pensée me protège. Il y a également une autre mère dans l’angoisse… près d’ici… Une mère qui se demande en se mordant les mains si elle reverra jamais sa petite fille.

CHAPITRE XII

C’est un fracas de verre brisé qui me réveille. Je bondis instantanément, le pétard en main.

Carnigi, à bout de force, a fini par céder au sommeil lui aussi. En pionçant, il a remué et une bouteille d’embrocation s’est brisée sur le plancher… Il est vert de trouille et me regarde d’un œil suppliant.

— Je… ce n’est pas ma faute… j’ai dû m’endormir… Excusez-moi !

Une vraie guenille ! Quel paumé tout de même ! Ces tueurs n’ont rien dans le ventre…

Je regarde ma montre. Elle dit neuf heures vingt… Dans le fond c’est mieux ainsi… Je débarrasse le restant de la verrerie et je me passe un peu de flotte sur la hure. J’ai la bouille bouffie et grise. Je ressemble à quelque chose d’avarié. Si je m’écoutais, j’irais me porter à la poubelle…

Mes très sommaires ablutions terminées, je reviens à Carnigi.

— Deux mots, Comte : c’est Bibi qui va recevoir Bucher… Si tu essaies de le rencarder, tu fais le voyage chez Plumeau sans escale, alors avis.

Je griffe une serviette de toilette.

— Ouvre ta grande gueule, bonhomme !

Il obéit. Je lui attache alors la serviette très serrée par-dessus son clapoir ouvert… Ça m’étonnerait qu’il puisse balancer le duce avec ça sur le museau.

Ayant terminé, je vais me poster près de la fenêtre… Au bout de cinq minutes, qui vois-je ici paraître ? Monsieur Bucher, dans un épastrouillant costard bleu de Bresse ! Il s’annonce à pas nonchalants, biglant les alentours pour s’assurer que le secteur est libre… Je dévale l’escadrin à l’allure d’un Egyptien qui vient d’entendre prononcer le mot « juif ». Puis je vais me placer derrière la porte, le zœil au niveau du trou de la serrure.

Bucher est maintenant devant la grille. Il voit qu’elle est ouverte et ça le surprend nettement. Il s’arrête pile.

Pourvu qu’il ne se ravise pas !

J’ai, comme toujours dans les cas graves, une idée géniale. Je me mets à siffler tant que je peux un air dont en ce moment toutes les radios d’Europe nous cassent les tympans… et le reste.

Rien de plus rassurant qu’un type qui siffle. Ça dénote une parfaite, une absolue tranquillité d’esprit.

Mon astuce prend. Bucher, qui flottait, pousse la grille et entre à pas rapides. Il grimpe les marches et heurte la lourde sur un rythme convenu : un, deux, trois, quatre, cinq… Un, deux, trois, quatre, cinq ! Un, deux, trois !

Vous savez ? Comme lorsqu’on porte un ban dans les banquets.

Je m’arrête de siffler et je nasille en prenant la voix de Carnigi :

— O.K. !

Je sais que j’ai pour ma pomme l’élément de surprise, puisque ce connard me croit scrafé — mais c’est une sacrée fine lame et je dois faire vite pour le cueillir. Ou plus exactement l’accueillir.

Très posément j’ouvre la porte. Puis je tire à moi le battant et je me trouve face à face avec Bucher qui, comme prévu, se croit le jouet (d’autres grands plumitifs disent aussi l’objet) d’une hallucination.