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Il a pigé et me fait un signe affirmatif.

Pendant que nous attendons le déjeuner, la belle Américaine à la petite fille descend, tenant l’enfant par la main. Je lui distribue une œillade veloutée et un sourire révisé par Colgate. Elle a un bref hochement de tête et s’assied non loin de nous.

Tandis que nous prenons, nous le café au lait, elle the coffee and milk, je ne la quitte pas du regard. C’est une très belle personne d’une trentaine d’années, à la chevelure rousse, à la peau bronzée, aux yeux sombres… Elle est carrossée comme une voiture de course et c’est avec un plaisir non dissimulé que je lui jouerais pour elle toute seule le premier acte de « La grosse mite dans les biches », féerie enfantine qui a obtenu le prix du meilleur préjugé qui vous coûtait cher au festival de Pont de Beauvoisin.

Mon attention éveille la sienne. Je constate presto que je ne lui suis pas tout à fait indifférent. C’est le moment de faire jouer mes ramasse-miettes ! S’il y avait un grelot accroché à chacun de mes cils, je lui interpréterais « Prenez mon cœur et mes roses » sans accompagnement.

Lorsqu’elle a fini de faire manger l’enfant, elle cramponne son sac de bain et prend le chemin de la plage.

— Charmante femme, déclare Félicie en essayant de chasser toute malice de sa voix et de son regard.

Je ne bronche pas.

— Qui ça, m’man ?

— La dame qui s’éloigne avec sa petite fille.

— Ah oui ? Je n’ai pas fait attention…

Du coup, Félicie sourit et regarde dans une autre direction.

— Que faisons-nous, ce matin ? s’informe-t-elle.

— Ben ici, tu sais, y a que la plage… Je prendrais bien un bain !

— Tu n’y penses pas, Antoine ! Après avoir mangé…

— Dans un moment… Je vais m’acheter un slip de bain, j’ai oublié le mien chez nous…

Le ciel est bleu, la mer verte. S’il y avait une fenêtre, je l’ouvrirais tout de suite. Je regarde la flotte en attendant de pouvoir m’y ébattre… Mais je ronge mon frein car la belle Américaine, moins à cheval que Félicie sur les problèmes de la digestion, fait déjà trempette depuis un bon moment, tandis que sa fillette joue avec d’autres garnements sur la plage.

Enfin, ma brave femme de mère ayant levé son veto, je galope dans l’onde saumâtre.

Quelques brasses savantes et me voici près d’un radeau flottant à une cinquantaine de mètres de la plage. Mistress Dickson y est étalée, superbe dans un maillot de bain blanc qui étincelle…

Nous faisons très Lac aux Dames, elle crucifiée par le soleil sur cette plaque de bois…, moi jouant les terre-neuves autour d’elle.

Je finis par cramponner un bord du radeau, ce qui l’incline fortement. Le beauté rousse me regarde.

— Hello ! fais-je en américain.

Docile, elle répète d’une voix très nasale :

— Hello !

La conversation se trouvant de ce fait fortement engagée, je me juche à ses côtés. Je suis un peu plus libre, car Félicie étant myope, ne peut m’apercevoir depuis son parasol.

Je fais jouer mes pectoraux pour compenser ma carence linguistique. L’anglais que je suis capable de parler, en effet, tiendrait sur la marge d’un timbre de quittance.

Je m’efforce pourtant de constituer une phrase.

Elle est pauvre mais convenable :

— The sun is good for you, dis-je aimablement[3].

Elle éclate de rire.

— Il est bon pour tout le monde, rétorque-t-elle dans un français parfait.

Elle a un petit accent qui ajoute à son charme.

— Comment ! Vous parlez français ?

Ma stupeur lui fait plaisir. Elle s’amuse comme une petite fille.

— Oui, j’ai fait la guerre en France !

— La guerre ! Mais vous étiez enfant de troupe alors !

— Non, j’ai trente-quatre ans…

— Air connu : on ne vous les donnerait pas…

Brusquement, sur ce radeau flottant, près de cette fille rousse, avec le Mahomet qui nous cogne dessus à grands coups de rayons, je me sens envahi par une étrange félicité. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué (ça me surprendrait à en juger par vos billes) mais il existe brusquement dans la vie des états de grâce. Des tas de tordus — dont vous sûrement — croient que le bonheur est un autobus qu’il faut parvenir à attraper ! Je peux vous annoncer qu’ils se mettent le doigt dans l’œil jusqu’à l’estomac. Le bonheur, voyez-vous, c’est seulement une espèce de flottement passager pendant lequel vos pensées s’engourdissent. Ce qui revient à dire que le bonheur consiste à ne plus penser, à retourner à l’animal…

Un silence interminable s’écoule. Mme Dickson se met sur un coude et me regarde de très près.

— Vous n’êtes pas très causant, remarque-t-elle.

— Parce que je me sens bien… J’ai l’impression d’être couché sur un nuage auprès d’une fée.

Ça l’amuse. Tout l’amuse… M’est avis qu’elle doit commencer à se faire tartir sans son Jules.

— Vous avez une jolie petite fille, dis-je, sachant qu’un compliment de ce genre fait toujours plaisir à une maman.

— C’est ma nièce. Elle est orpheline !

— Pauvre chérie… Et vous aussi êtes seule au monde ?

— Non, j’ai un mari…

— Y a des gars qui sont vernis. Comment se fait-il qu’il ne soit pas avec vous ? Moi, si je possédais une femme pareille, je me l’attacherais au poignet comme un garçon de recettes le fait de sa sacoche…

— Hum, ce ne serait pas un bon système… Les femmes n’aiment pas beaucoup être attachées.

— Vous êtes seule ici ?

— Non, mon mari arrive aujourd’hui…

— Aïe !

— Pourquoi ?

— Voilà bien ma veine, dis-je. Juste au moment où nous lions connaissance…

Elle se rembrunit un peu (ce qui n’est pas difficile sous un soleil pareil).

— Qu’espériez-vous ? demande-t-elle.

Cette question trop précise me déconcerte.

— Mais… heu… devenir votre ami !

— La présence de mon mari ne sera pas un empêchement. C’est un homme très gentil…

— Il est dans les affaires ?

— Oui, il vend des avions à l’Europe. Il est en ce moment à Rome pour traiter une grosse commande avec le gouvernement italien.

Cette histoire de vente d’avions me fait tiquer. Serais-je sur la bonne piste ?

Nous sommes aujourd’hui le 28, c’est-à-dire à la date initialement prévue par les deux groupes pour une rencontre. Si l’accident de Kazar n’a pas apporté de contrordre… Oui, ce sera pour aujourd’hui.

Bon. En admettant que M. Dickson, marchand de zincs, soit le représentant de AA1, celui du groupement arabe ne devrait pas tarder à se présenter non plus. Il faut que j’ouvre l’œil… Et que je l’ouvre béant.

Après quelques considérations sur le soleil, la mer, la nourriture à l’hôtel et la couleur du cheval blanc d’Henri IV, je prends congé de la jeune femme et je plonge dans la tisane…

Mon absence avait déjà inquiété Félicie qui m’imaginait noyé. Je me sèche et je lui propose d’aller faire une petite virée dans le village que nous ne connaissons que pour l’avoir traversé en arrivant. Elle accepte.

J’installe ma brave femme de mère dans un fauteuil-balançoire du jardin de l’hôtel en lui recommandant de m’attendre pendant que je vais me changer.

Martha est comme à son habitude vautrée dans le coin d’ombre du hall. La vieille dame à cheveux blancs demande la communication avec Milano pour le compte de l’amoureux qui attend, debout devant la caisse, tandis que sa souris lui gratouille le creux de la main.

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3

Pour ceux qui ont des connaissances plus piètres que les miennes, je traduis : « Le soleil est bon pour vous. » En Angleterre on remplace le mot sun par le mot Guinness.