— Merci, dit Jehan, je n'ai pas le temps… Ce sont mes brigands qui courent à leur embuscade, pensa-t-il, raison de plus pour me dépêcher, je marchais, il faut que je coure!
— Il a froid et faim aussi, peut-être, dit la bonne femme, prends au moins ce morceau de pain, mon garçon, il est de la quinzaine passée, mais tu as de quoi mordre!
Jehan attrapa le morceau de pain au vol et reprit sa course en expédiant le pain à grands coups de dents.
Enfin Jehan atteignit un chemin qu'il reconnut. C'était bien la route de Senlis. Là devait passer Bonvarlet pour s'en aller vers les routiers qui le guettaient.
La route, aussi loin que le regard pouvait la suivre, était déserte. Pas une âme, pas une charrette. Chacun devait se rencogner chez soi et ne se risquer dehors que pour des raisons sérieuses, par ce mauvais temps, avec la crainte des gens de guerre courant les champs.
[Illustration: — Où vas-tu donc, pauvre garçon?]
Un monticule couvert de bois dominant des deux côtés une longue partie de la route, parut à Jehan exténué un bon poste pour attendre Bonvarlet. Il trouva dans les branches d'un chêne une place point trop mouillée et assez commode pour surveiller la route.
— Et maintenant patience, patience! monologua Jehan une fois installé, et ne faisons pas le douillet. D'abord, c'est entendu, je ne suis pas fatigué, je n'ai pas faim, je n'ai pas froid, je ne suis pas mouillé! Nous causerons de toutes ces bêtises-là plus tard, quand j'aurai tiré maître Bonvarlet du danger qui le menace… Mais par mon saint patron, qu'il vienne le plus vite possible.
[Illustration: Dans les branches d'un chêne.]
Ce Jehan qui n'avait pas froid et qui n'était pas mouillé, claquait des dents cependant, et son estomac se remettait à crier famine. Et le messager royal envoyé à Compiègne, le digne maître Bonvarlet, attendu ici par Jehan et guetté par les routiers, n'arrivait pas. Jehan maintenant engourdi sur la branche avait de la peine à se tenir éveillé. Il se contait des histoires pour tâcher de ne pas laisser son esprit s'engourdir comme son corps; il se remémorait ses différends avec Thibaut Rongemaille l'usurier, et s'efforçait de se mettre en colère au souvenir des écus laissés entre ses griffes.
Cependant la nuit tombait tout à fait et maître Bonvarlet n'arrivait pas.
Maintenant Jehan des Torgnoles frissonnait tout transi de fièvre; le froid, la pluie, la faim, la fatigue, tout l'accablait; sa blessure lancinante le tenait à peu près éveillé. Il avait presque des hallucinations. Il était sorti du fourré et marchait d'un pas saccadé sur la route. Dans l'obscurité il croyait à tout instant voir arriver sur lui des fantômes à longs bras qui devenaient simplement des arbres quand il se cognait la tête dans les branches.
[Illustration: Les trois cavaliers s'arrêtèrent.]
— C'est vous, maître Bonvarlet? demandait-il à voix basse au moindre bruissement du vent dans les broussailles. Rien! Personne! Les heures passaient. De temps en temps, il se laissait tomber épuisé dans l'herbe mouillée. Tout à coup dans la nuit il perçut, très nettement cette fois, un trot de cheval. Comme il était alors par terre, il se contenta de lever la tête pour écouter. Oui il arrivait sur la route, du côté de Senlis, non pas un cavalier, mais trois au moins. Les cavaliers passèrent. Jehan s'enfonça dans le feuillage, car il avait vu luire des corselets d'acier et distingué de longues épées. La tournure des trois hommes ne lui disait rien de bon. Les cavaliers s'arrêtèrent à quelque distance comme pour tenir conseil. L'un d'eux partit au galop en avant et disparut vers la plaine, tandis que les autres, descendus de cheval, s'asseyaient dans un buisson à deux pas de Jehan.
Celui-ci avait repris toute son énergie et à tout hasard, pour être prêt à tout, serrait entre ses mains son bâton ferré. Il resta bien trois quarts d'heure ainsi, se rapprochant insensiblement des deux hommes et se demandant souvent s'il ne ferait pas bien de les attaquer.
Les deux cavaliers semblaient s'impatienter; de temps en temps ils se levaient, piétinaient pour se réchauffer et se rasseyaient en grommelant.
— Non, non, j'en ai assez du métier, toujours sur ses pattes…
— Bah, puisque le capitaine a pu demander des chevaux aux Anglais de Creil…
— Je n'en suis pas moins fourbu! Chien de métier!
— Tais-toi donc! tu n'aimes pas les métiers assis, tu n'aimes pas les métiers debout, tu réclames toujours. Tu ennuies le diable à la fin! Mais je voudrais te tranquilliser. Vois-tu, il ne faut pas se faire de bile, car tout finit par s'arranger… Sais-tu ce qu'il arrivera?… Tout vient à point à qui sait attendre, tu finiras à ton goût, ni assis, ni debout… tu finiras pendu!
— La corde t'étrangle toi-même, gémit le routier, on ne doit pas parler de ces choses-là entre honnêtes gens, ça porte malheur!
[Illustration: — Je n'en suis pas moins fourbu.]
Jehan ne pouvait plus conserver de doute, il avait devant lui deux des malandrins de la grange. Que faire? Fallait-il tomber dessus en profitant de leur surprise pour en débarrasser la route? Comme il hésitait et cherchait à s'approcher davantage, il entendit au loin dans le silence de la nuit le martèlement d'un galop rapide. C'était l'autre cavalier qui revenait à pleine course: bientôt il fut à portée de voix.
— Holà hé! cria-t-il, Canteleu, Longbec, alerte, en selle!
— Quoi? firent les routiers en se relevant, le messager?
Jehan frémit et se redressa dans l'ombre.
— Non! dit le cavalier arrêtant un instant sa monture; non, par le diable il est passé! Pendant que nous nous morfondions sous bois à tendre nos souricières, il filait d'un autre côté!… Il a dû glisser par je ne sais quels sentiers… Il faut le trouver… Vite, vite, en selle, il s'agit de le rattraper avant Compiègne.
[Illustration: Une belle troupe de gens de guerre.]
VII
De l'autre côté des épaisses forêts qui du Parisis au Noyonnais ne faisaient pour ainsi dire qu'une longue masse verte, dans l'après-midi du jour où Jehan de Compiègne, après la mauvaise rencontre des routiers dans la grange abandonnée, se lançait à la recherche de maître Bonvarlet, une belle troupe de gens de guerre, marchant sous la bannière bleue aux fleurs de lys d'or, s'avançait sur la route de Crépy-en-Valois. Il y avait une cinquantaine d'hommes d'armes chevauchant sous la lourde armure de fer, la salade sur la tête ou accrochée à la selle; des écuyers en harnois plus léger ou des coutiliers à pied à côté d'eux, portaient les grandes lances des chevaliers. En avant et en arrière marchaient environ deux cent cinquante piétons, une cinquantaine d'archers, autant d'arbalétriers chargés du grand pavois dans le dos, avec la trousse pleine de viretons au côté, et environ cent cinquante hommes armés de longues piques, de guisarmes, vouges, fauchards à longues lames tranchantes, hérissées de pointes et de crocs pour saisir et accrocher les gens d'armes par leurs armures, éventrer les chevaux ou leur couper les jarrets.
[Illustration: La chanson de route.]
Quelques piétons, pour oublier la fatigue de cette longue route et la pluie qui leur fouettait le visage, de temps en temps chantaient, sans excès d'harmonie il faut l'avouer, quelque vieille chanson, la complainte de l'Homme armé qui disait naïvement les ennuis du soldat, la tristesse des départs, et reprenait quelque gaieté par une ritournelle comique au refrain, la chanson de marche enfin, aussi vieille que les premières armées.
Un homme qui venait de sortir d'un petit bois à la vue des bannières françaises, les regardait passer sur la route. C'était, lui aussi, un voyageur; son bâton, ses chausses couvertes de boue l'indiquaient. Comme un piéton s'arrêtait sur le bord du chemin pour relacer ses brodequins, le voyageur l'interrogea: