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— Pourquoi tout ce vacarme? dit l'abbé levant la main, pourquoi cette bagarre? qui vient réclamer justice?

— Moi, dit Rongemaille blême de fureur, moi qu'on massacre et qu'on assassine, comme vous voyez!

Un éclat de rire s'éleva, l'abbé réclama le silence.

— Pour un homme massacré, vous avez encore bonne voix, maître Rongemaille, dit l'abbé; voyons, de quoi vous plaignez-vous? que demandez-vous?

— Je demande… je demande… qu'on le pende!

Un nouvel éclat de rire lui coupa la parole.

— Pendre? s'écria l'abbé, comme vous y allez! qui donc?

— Tous! cria Rongemaille, ou plutôt un, pour le moins, celui-ci, monseigneur, qui se cache derrière les autres.

Ce disant, Rongemaille montrait Jehan des Torgnoles qui avait pris subitement l'air innocent d'un des petits angelots sculptés sur le portail.

— Moi? fit Jehan s'avançant, et pourquoi donc, maître Rongemaille, pourquoi me voudriez-vous voir cruellement attaché à la potence?

— Ah! ah! dit l'abbé se tournant vers Jehan, encore toi garnement! Voyons, que te reproche-t-on? Qu'as-tu fait encore?

— Rien, monseigneur, rien qu'essayer, avec mon art et mes faibles moyens, de travailler à l'édification et à l'amélioration de mon prochain, voilà tout!

— Ce qu'il a fait, monseigneur, s'écria Rongemaille, tenez, regardez en l'air! voyez cette gargouille!

L'abbé, les moines et Flavy levèrent la tête, ébahis.

— Quoi? Eh bien? Cette gargouille?

— Ah! dit Flavy en riant, je vois, moi. Ah! Ah! malepeste, maître Rongemaille, votre effigie au portail de la noble abbaye, quel honneur, et vous vous plaignez!

[Illustration: — Regardez cette gargouille!]

— Je me plains, messire, d'être ainsi pourtraicturé en animal diabolique, d'être exposé à la risée de tous les passants, car voyez comme ce misérable gueux m'a représenté?

— Mon ami Jehan, tu es coupable, dit l'abbé sévèrement, maître Rongemaille a raison de se plaindre, tu n'avais pas le droit de le pourtraicturer ainsi…

— J'ai voulu représenter l'Avarice qui est un bien vilain péché capital, monseigneur, fit Jehan la mine contrite, ce n'est pas ma faute si maître Rongemaille veut absolument se reconnaître… Il est certain qu'il n'est pas joli, joli, mais est-il vraiment aussi laid que ma gargouille?

— Entendez-vous le gueux! s'écria Rongemaille. Monseigneur! je demande justice! Ça ne peut pas se passer à moins d'une pendaison!

— Je t'avais pourtant averti, Jehan, fit l'abbé; il y a déjà dans tes autres sculptures certaines oreilles d'âne qui ont chagriné un honnête bourgeois… cette fois, je reçois une plainte formelle, je suis obligé de sévir…

— Justice, monseigneur! faites bonne et sévère justice! clama Rongemaille.

— Monseigneur! dit Jacques Bonvarlet qui était descendu du portail et s'était approché de l'abbé, vous savez que Jehan n'est pas un méchant garçon… il a eu tort, c'est certain, mais il y a certaines excuses à son méfait…

[Illustration: Certaines oreilles d'âne.]

— Je sais, fit l'abbé, je sais, maître Bonvarlet, inutile de plaider pour votre élève. Je dois bonne et prompte justice à tous sur le territoire de l'Abbaye et je veux faire justice. En conséquence, toutes choses vues et entendues, je reconnais le bien-fondé de la plainte portée en mon tribunal par maître Rongemaille, homme notable, bourgeois de Compiègne connu et apprécié, et je condamne Jehan des Torgnoles à la prison, au pain et à l'eau…

— Je réclame, monseigneur, dit Rongemaille, j'aimerais mieux la potence pour ce va-nu-pieds, et justement sa gargouille pourrait en servir…

— Silence! dit rudement Flavy.

— Je le déclare coupable de médisance envers son prochain et je le condamne à la prison, au pain et à l'eau… pour deux heures!

Un formidable éclat de rire, en dépit de tout respect, accueillit la sentence de l'abbé. Jehan baissa la tête comme un homme accablé, tandis que Rongemaille levait en signe de protestation ses deux bras en l'air.

[Illustration: — Je demande qu'on les pende tous!]

— Allons! cria Guillaume de Flavy après avoir ri comme les autres; la cause est jugée et bien jugée! Qu'on se retire! Comme capitaine de la ville, j'entends maintenir la tranquillité. Or donc, que tous marchands qui ont à vendre, vendent, que tous ceux qui ont à acheter légumes ou poulaille pour leur cuisine achètent, et que les autres s'en aillent à leurs affaires… Nous sommes en guerre, je ne permets ni bruit ni tumulte!

— Mais!… dit l'obstiné Rongemaille.

— Vous! maître Rongemaille, n'ameutez point le populaire pour faire juger si vous êtes plus beau ou plus laid que cette image. Si vous ne vous taisez, je prie le seigneur abbé de faire grâce entière au coupable.

[Illustration: Au fond des cachots.]

[Illustration: Guillemette travaillait à reproduire ces rinceaux.]

III

LES ÉMOTIONS DE GUILLEMETTE ET DE MARTINOTTE

Le sculpteur Jacques Bonvarlet habitait une petite maison dans un quartier fort tranquille, en vue des prairies où la rivière d'Oise coulait nonchalamment, en bonne petite rivière prenant ses aises, aimant à s'étaler sous les saulaies et même, quelquefois, après les pluies, à s'en aller vagabonder à travers champs, jusque vers les collines de Picardie qui l'encadrent à courte distance.

Ce quartier solitaire s'éparpillait dans les anciens jardins d'un palais des rois carlovingiens, le palais de Charlemagne, comme l'appelait le populaire, abandonné ou détruit; il en restait près de la rivière une grosse tour, la tour Beauregard, qui subsiste encore aujourd'hui après dix siècles, et ruinée seulement depuis trois cents ans.

[Illustration: Au pied de la tour Beauregard.]

Sur l'emplacement du palais de Charlemagne, il y avait alors un couvent de Jacobins; et quelques rares maisons. L'une de ces maisons était celle de Bonvarlet, ancienne dépendance du palais sans doute, bâtie sur terrain élevé. Les fenêtres de son unique étage regardaient d'un côté par-dessus le rempart, vers la tour Beauregard et le pont traversant l'Oise. De l'autre côté, c'était la ville, des toits et des toits, des pignons, des flèches d'églises et la forêt bleuissant au loin. De vieux murs croulants, encadraient le verger rempli de grands et gros arbres, poiriers, pommiers, pruniers, dont quelques-uns semblaient presque d'âge à avoir vu passer dans le palais Charlemagne et le paladin Roland, et ne portaient plus sur leurs branches tordues que les pampres d'une vigne envahissante.

[Illustration: Guillemette Bonvarlet.]

En cette maison enfouie sous les arbres, Guillemette Bonvarlet, la fille du maître sculpteur, n'aurait rien appris du tumulte occasionné à cinq minutes de chemin, au parvis Saint-Corneille, par l'élève de son père, Jehan des Torgnoles, si la servante Martinotte, en rentrant du marché, ne s'était hâtée de monter en sa chambre pour lui raconter l'événement.

Guillemette était une enfant blonde et fraîche, aux traits réguliers et fins, avec un nez d'une ligne idéalement pure, des yeux de candeur profonds et doux comme un ciel de printemps, limpides et claires fenêtres de son âme. Essayer d'esquisser un portrait plus détaillé est bien inutile, Guillemette ressemblait à toutes les statues de Vierges et de saintes que son père sculptait depuis vingt-cinq ans. Elle n'était pas née que déjà son père taillait son image dans la pierre, ce qui s'explique très naturellement, car Guillemette était le vivant portrait de sa mère défunte. Vingt-cinq ans auparavant, c'était le visage de la mère que, sans le vouloir, le sculpteur reproduisait; c'était maintenant celui de la fille.