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Arturo PÉREZ-REVERTE

LES BÛCHERS

DE BOCANEGRA

Les Aventures du Capitaine Alatriste 2

POINT

I

LA FEMME AUX CINQUANTE ECUS

Ce jour-là, on fit courir les taureaux sur la Plaza Mayor, mais Martin Saldana, lieutenant d’alguazils, ne fut pas de la fête. On avait retrouvé la femme étranglée dans une chaise à porteurs, devant l’église de San Ginés. Elle tenait entre les doigts une bourse contenant cinquante écus et un billet anonyme avec ces mots : Prière de dire des messes pour le repos de son âme. Une bigote matinale l’avait découverte et avait alerté le sacristain qui à son tour avait prévenu le curé, lequel, après une urgente absolution sub conditione, avait fait avertir la justice. Lorsque le lieutenant d’alguazils se présenta sur la petite place de San Ginés, voisins et curieux s’étaient déjà attroupés. On aurait presque cru à une fête, au point qu’il fallut donner l’ordre à quelques argousins de tenir la foule à l’écart pendant que juge et greffier dressaient procès-verbal et que Martin Saldana jetait un tranquille coup d’œil au cadavre.

Saldana était d’un naturel nonchalant, comme s’il avait toujours tout le temps du monde devant lui. Peut-être du fait qu’il était un ancien soldat – il s’était battu en Flandre avant que sa femme ne lui obtienne par ses faveurs, à ce qu’on racontait, la charge de lieutenant –, le chef des alguazils de Madrid accomplissait avec beaucoup de flegme son métier, « à pas de bœuf » comme l’avait écrit un jour un certain poète satirique, Ruiz de Villaseca, faisant allusion, dans un dizain malveillant, à la façon dont certains taureaux se comportent dans l’arène. Mais si Martin Saldana était lent pour certaines choses, il ne l’était en rien lorsque le moment était venu de se servir de l’épée, de la dague, du poignard ou des gros pistolets bien amorcés qu’il portait à la ceinture dans un ferraillement constant et menaçant. Le poète Villaseca pouvait en attester au purgatoire, en enfer ou ailleurs, après s’être fait tailler trois boutonnières dans le dos, devant la porte de chez lui, trois jours après qu’eut commencé à circuler sur le parvis de San Felipe le dizain en question.

Il ne sortit pas grand-chose de cet examen pondéré que le lieutenant d’alguazils fit du cadavre. La morte était d’âge mûr, plus proche de la cinquantaine que de la quarantaine. Elle était vêtue d’une ample bure noire et d’une coiffe qui lui donnaient l’air d’une duègne ou d’une dame de compagnie. Elle avait un rosaire dans son aumônière, de même qu’une clé et une image froissée de la Vierge d’Atocha. À son cou pendait une chaîne en or avec la médaille de Santa Agueda. Ses traits donnaient à penser qu’elle n’avait pas été vilaine dans sa jeunesse. Il n’y avait sur elle aucune trace de violence, hormis le cordon de soie qu’elle avait encore autour du cou et sa bouche crispée dans le rictus de la mort. À la couleur et à la rigidité du corps, on conclut qu’elle avait été étranglée durant la nuit, dans la chaise à porteurs, avant qu’on ne l’amène devant l’église. La bourse contenant de l’argent pour faire dire des messes propres à assurer le salut de son âme pouvait aussi bien être le signe d’un sens pervers de l’humour que d’une grande charité chrétienne. Car au bout du compte, dans cette Espagne obscure, violente et contradictoire qui fut celle de notre roi catholique Philippe IV, une Espagne où les débauchés et les coquins réclamaient la confession à grands cris après avoir reçu un coup de pistolet ou d’épée, un assassin pieux n’avait rien de bien extraordinaire.

Dans l’après-midi, Martin Saldana nous raconta ce qui s’était passé. Ou, plus exactement, il en fit part au capitaine Alatriste quand nous le rencontrâmes à la Porte de Guadalajara, alors que nous revenions avec la foule de la Plaza Mayor. Saldana avait terminé son enquête sur la femme morte dont le cadavre avait été exposé à Santa Cruz, dans un cercueil de pendu, au cas où quelqu’un pourrait l’identifier. Il nous mit au courant des événements, comme si ce n’était qu’une broutille, en prenant tout son temps, plus intéressé par la bravoure des taureaux qui avaient couru ce jour-là que par le crime qu’il avait sur les bras. Chose parfaitement logique si l’on considère que, dans le périlleux Madrid de l’époque, les morts retrouvés en pleine rue abondaient alors que les bonnes courses de taureaux et les joutes commençaient à se faire rares. Les joutes à cheval, auxquelles participait parfois le roi notre seigneur, opposaient des quadrilles de gentilshommes. Mais les jolis cours et les godelureaux en avaient fait une affaire de rubans, de boucles et de dames, plutôt que de se moudre de coups comme de bons chrétiens. Elles n’étaient plus, et de loin, ce qu’elles avaient été du temps des guerres entre Maures et chrétiens, ou même à l’époque du grand Philippe II, grand-père de notre jeune monarque. Les taureaux continuaient cependant d’être la grande passion du peuple espagnol en ce premier tiers de siècle. Sur plus de soixante-dix mille habitants que comptait Madrid, les deux tiers accouraient à la Plaza Mayor chaque fois qu’on faisait courir des taureaux, pour célébrer la valeur et l’adresse des gentilshommes qui affrontaient les bêtes. Car à cette époque, hidalgos, grands d’Espagne et jusqu’à des personnes de sang royal n’hésitaient pas à descendre dans l’arène, les cavaliers sur leurs meilleurs coursiers, pour casser la pique sur le garrot de l’animal ou le tuer d’un coup d’épée après avoir mis pied à terre, sous les applaudissements de la foule enthousiaste qui se massait autant sous les portiques, pour le vulgaire, que sur des balcons loués à vingt-cinq et cinquante écus par les courtisans, le nonce et les ambassadeurs étrangers. On racontait ensuite ces courses en chansons et en vers, gaillards pour la plupart, gracieux et plaisants parfois, jeux auxquels s’ingéniaient tous les beaux esprits de Madrid. Comme lorsque le taureau se lançait à la poursuite d’un alguazil – la justice n’avait pas alors la faveur populaire, pas plus qu’elle ne l’a aujourd’hui – et que le public tout entier prenait le parti du taureau :

L’encorné eut raison d’emboutir l’argousin. De quatre cornes, donc, deux sont de trop au moins.

Ou, en cette autre occasion, quand l’amiral de Castille, qui combattait à cheval un taureau, blessa accidentellement d’un coup de pique le comte de Cabra. Le lendemain, ces vers circulaient déjà sur les places de Madrid :

Plus de mille à toréer sans ambages, mais l’Amiral fut le seul torero à ficher pique en l’hôte de passage, c’est Cabra, hélas, qu’il prit pour taureau.

Mais revenons à notre dimanche où l’on découvrit la femme morte, à Martin Saldana et à son vieil ami Diego Alatriste. On comprendra que le lieutenant l’ait mis au courant des circonstances qui l’avaient empêché d’être présent à la course de taureaux et que le second lui ait conté dans les moindres détails le combat auquel avaient assisté. Leurs Majestés du balcon de la Maison de la Boulangerie, tandis que lui et moi, mêlés à la foule, mangions des pignons et des lupins à l’ombre de la Porte des Drapiers. On avait fait courir quatre taureaux, tous assez braves. Le comte de Punœnrostro et le comte de Guadalmedina avaient fait merveille en rompant plusieurs piques. Guadalmedina avait perdu son cheval, tué sous lui par un taureau du Jarama. En gentilhomme courageux, le comte avait mis pied à terre, tiré son épée et coupé les jarrets de la bête avant de lui donner l’estocade, ce qui lui avait valu des froufrous d’éventails parmi les dames, l’approbation du roi et un sourire de la reine qui, à ce qu’on disait, le regardait beaucoup : Guadalmedina portait beau. La note pittoresque avait été donnée par le dernier taureau qui s’en était pris à la garde royale. Il faut vous dire que les trois gardes, l’espagnole, l’allemande et les archers, avaient pour ordre de rester en formation avec leurs hallebardes au pied de la loge royale, même si le taureau paraissait animé des pires intentions du monde. Cette fois, l’animal s’était approché plus qu’il ne fallait et, n’ayant cure des hallebardes, avait encorné et promené dans l’arène un garde allemand grand et blond qui, les boyaux à l’air, lançait moult Himmel et Mein Gott. Il avait fallu lui administrer d’urgence les derniers sacrements.