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— Qu’en pensez-vous, capitaine ?

Le poète avait parlé à voix très basse, entre ses dents, profitant du moment où les fidèles avaient commencé à dire le Credo. Il tenait d’une main son chapeau. L’autre était appuyée sur le pommeau de son épée et il regardait devant lui, l’air faussement recueilli, comme s’il suivait attentivement le service du culte.

— Difficile, répondit Alatriste.

Le profond soupir du poète se confondit avec le Deum de Deo, lumen de lumine, Deum verum de Deo vero que les fidèles récitèrent en chœur. Un peu plus loin, à l’abri d’un pilier et essayant de passer inaperçu dans la foule comme un renard dans un poulailler, je vis le fils aîné de Don Vicente de la Cruz, celui qui m’avait découvert dans ma cachette à cause de ce chat quand j’écoutais au fond de mon placard. Il dissimulait à moitié son visage sous sa cape et regardait la grille du couvent. Je me demandai si Elvira de la Cruz était là et si elle pouvait voir son frère. Comme de juste chez un jeune garçon de mon âge, mon imagination s’enflamma à la pensée de cette jeune fille que je ne connaissais point, mais que j’imaginais belle, prisonnière, tourmentée par ses persécuteurs, attendant le moment de sa libération. Les heures devaient lui paraître interminables dans sa cellule, dans l’attente d’un signal, d’un message, d’un billet qui lui annoncerait son évasion prochaine. Poussé par mon imagination qui débordait par moments et me faisait me prendre pour le héros d’un roman de chevalerie – le hasard avait voulu que je fasse partie de l’entreprise –, je tentai de la deviner derrière la grille qui la séparait du monde. Et bientôt je crus voir une main blanche, quelques doigts appuyés un instant sur les barreaux. Je restai aux aguets un long moment, bouche bée, pour voir si cette main allait réapparaître, jusqu’à ce que le capitaine Alatriste me donne une taloche en cachette. Rendu plus méfiant malgré moi, je fixai de nouveau l’autel avec une extrême prudence. Et quand l’officiant se retourna vers nous pour dire Dominus vobiscum, j’observai sans ciller son visage hypocrite et répondis Et cum spiritu tuo avec une dévotion et une piété si manifestes que j’aurais fait le bonheur de ma bonne et pauvre mère, si elle avait pu me voir et m’entendre.

Nous sortîmes avec Vite misa est. Dehors le soleil brillait, avivant les couleurs des géraniums dont les sœurs de l’Incarnation ornaient leurs fenêtres, de l’autre côté de la rue. Don Francisco se laissa un peu distancer. Connu comme le loup blanc, il s’entretint avec des dames et les messieurs qui les accompagnaient, nous lançant de temps en temps un regard au capitaine et à moi qui longions le mur du jardin des adoratrices. Je vis que le capitaine examinait avec une attention particulière une petite porte fermée de l’intérieur, ainsi que le mur de brique qui s’élevait à dix pieds de hauteur. Au coin, il y avait un chasse-roue qui permettait à quelqu’un de suffisamment agile de grimper jusqu’en haut du mur. Ses yeux perspicaces étudiaient la petite porte comme ceux de quelqu’un habitué à chercher des brèches dans les défenses ennemies. Elle parut l’intéresser au plus haut point, car il se caressa la moustache comme il faisait si souvent, geste qui généralement indiquait chez lui qu’il réfléchissait ou que l’envie le prenait de dégainer quand la moutarde lui montait au nez. Nous en étions là lorsque le fils aîné de don Vicente de la Cruz s’en vint vers nous, le feutre enfoncé sur la tête, comme si nous étions de parfaits inconnus. Mais je vis à sa manière de marcher et de se retourner prudemment que lui aussi prenait les mesures du mur du jardin des adoratrices.

C’est alors que survint un petit incident dont je ferai mention car il nous donnera un bon exemple du caractère de Diego Alatriste. Nous nous étions arrêtés. Le capitaine faisait semblant d’arranger quelque chose à sa ceinture. En réalité, il voulait examiner de près la serrure de la porte. Sur ces entrefaites arrivèrent des gens qui sortaient eux aussi de la messe, deux godelureaux en compagnie de dames plutôt ordinaires mais avantagées par la nature. L’un d’eux, pourpoint de velours à manches crevées, tout rubans, coiffe du chapeau brodée au fil d’argent, me heurta puis me bouscula sans ménagement, m’appelant faquin. Quelques années plus tard, cet affront lui aurait valu, pour galant qu’il soit, un bon coup de dague au ventre. Mais à l’époque j’étais encore trop jeune et n’avais d’autre choix que de ravaler les insultes, sauf si le capitaine Alatriste décidait de prendre mon honneur en main. Ce qui fut le cas. Et je dois dire que son attitude me donna à réfléchir sur l’estime dans laquelle il me tenait vraiment, en dépit de ses manières souvent brusques et de ses longs silences. Vous me pardonnerez peut-être de vous rappeler qu’il n’avait pas tout à fait tort, pardieu, après certains coups de pistolet que j’avais tirés alors qu’il était en fâcheuse posture, la nuit de la Porte des Ames.

Toujours est-il que lorsqu’il entendit le joli cœur m’interpeller avec si peu de politesse, le capitaine se retourna lentement, très serein, avec ce calme glacial qui annonçait, pour ceux qui le connaissaient bien, qu’il valait mieux faire trois pas en arrière et prendre garde à son épée.

— Morbleu, Inigo – le capitaine faisait semblant de s’adresser à moi, mais il regardait le bellâtre dans les yeux –, on dirait bien que ce gentilhomme te prend pour un vaurien de sa connaissance.

Je ne dis rien, car l’affaire était claire comme de l’eau de roche. De son côté, se voyant ainsi apostrophé, le joli cœur s’était arrêté avec ceux qui l’accompagnaient. Il était de ces hommes qui ne peuvent s’empêcher de contempler leur ombre, à défaut de miroir. Le morbleu du capitaine l’avait fait porter une main blanche, ornée d’une grosse bague en or incrustée de diamants, sur la garde de son épée ; et les doigts de l’ironique gentilhomme frémirent d’impatience. Arrogant, il toisait Diego Alatriste et je dois dire que, lorsque l’inspection fut terminée et qu’il eut vu la garde bosselée de l’épée du capitaine, les cicatrices de son visage et ses yeux froids sous le large bord du chapeau, son regard avait perdu de sa fermeté initiale.

— Et si je ne me trompais point et que je disais vrai ? répondit-il cependant, sans aucune politesse.

La réponse avait été ferme, ce qui était tout à l’honneur de ce monsieur. Mais j’avais cependant noté une certaine hésitation à la fin, et un rapide coup d’œil du joli cœur à son compagnon et aux deux dames. À cette époque, un homme pouvait parfaitement se faire tuer pour sa réputation. On pouvait tout excuser, sauf la poltronnerie et le déshonneur.

L’honneur était le patrimoine exclusif de l’hidalgo. Et l’hidalgo, à la différence du roturier qui payait tous les impôts, ne travaillait pas et n’apportait rien aux caisses du roi. Mais le fameux honneur des comédies de Lope de Vega, de Tirso de Molina et de Calderón trouvait sa source dans la tradition chevaleresque d’une époque révolue, alors qu’abondaient maintenant les vauriens et truands de toutes sortes. Ce fameux honneur n’était qu’une façade pour vivre sans travailler ni payer d’impôts, ce qui n’était pas rien.