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Comme d’habitude, je l’avais vue passer de mon poste de guet, à la porte de la Taverne du Turc. Parfois je suivais sa voiture tirée par deux mules jusqu’à la Plaza Mayor ou même jusque devant le palais, avant de revenir sur mes pas. Tout cela pour obtenir la fugace récompense de ses troublants yeux bleus qui parfois daignaient se poser sur moi avant de regarder ailleurs ou de se tourner vers la duègne qui l’accompagnait, une de ces femmes pétries de piété, en coiffe, acides comme du vinaigre, et aussi chiches et plates que la bourse d’un étudiant, de celles dont on pouvait dire en toute justice :

C’est une femme portant scapulaire avec bien plus de flacons de vertu qu’herbes et poudre de turlututu dans l’officine d’un apothicaire.

Comme vous vous en souvenez peut-être, j’avais échangé quelques mots avec Angélica lors de l’aventure des deux Anglais et j’ai toujours soupçonné qu’elle avait contribué, consciemment ou pas, à préparer l’embuscade du théâtre du Prince où le capitaine Alatriste avait été à un poil de laisser sa peau. Mais personne n’est parfaitement maître de ses haines ni de ses amours ; si bien que, même ainsi, cette petite fille blonde continuait à m’ensorceler. Et l’intuition que j’avais de jouer un jeu diablement dangereux ne faisait qu’exciter mon imagination.

Ce matin-là, je la suivis donc par la Porte de Guadalajara et la petite place de la Villa. La journée était radieuse et sa voiture, au lieu de continuer vers l’Alcázar, descendit la Cuesta de la Vega puis prit le pont de Ségovie pour traverser cette rivière dont les maigres eaux furent toujours source d’inspiration burlesque pour les poètes, et au sujet de laquelle jusqu’à l’exquis Don Luis de Góngora – qu’il me soit permis de le citer avec le pardon de Don Francisco de Quevedo – écrivit un jour cette gracieuseté :

Un âne hier t’a bu, t’a pissé aujourd’hui.

Je sus plus tard qu’Angélica avait mauvaise mine et que son médecin avait recommandé des promenades dans les bois et les allées proches de la Huerta del Duque et de la Casa de Campo, tout en lui conseillant de prendre les eaux à la fameuse fontaine de l’Acero, si souvent prescrites, entre autres choses, aux dames qui souffraient d’opilations. Fontaine dont Lope de Vega a vanté les mérites dans une de ses comédies :

« Demain matin il vous faudra sortir après que vous aurez bu, reposée, une mi-écuelle d’eau ferrée qui vous fera désopiler, guérir. »

Angélica était encore bien jeune pour connaître ces maux, mais la fraîcheur du lieu, le soleil et le grand air des futaies lui faisaient du bien. Elle s’y rendait donc avec voiture, cocher et duègne, tandis que je la suivais à distance. De l’autre côté du pont, sur l’autre rive du Manzanares, dames et messieurs se promenaient sous les frondaisons. À Madrid, comme dans les églises dont j’ai parlé plus tôt, là où il y avait des dames – et la fontaine de l’Acero, ainsi que je l’ai dit, en attirait plus d’une, avec ou sans duègne –, la marmite bouillonnait de galants, de rendez-vous, de billets doux, d’entremetteuses, de jeux amoureux et de ce qu’on voudra. Il n’était pas rare qu’un jaloux au verbe court mette la main à son épée et que la promenade se termine à la pointe d’une lame. C’est que dans cette Espagne hypocrite, esclave des apparences et du qu’en-dira-t-on, où pères et maris mesuraient leur honneur à la modestie de leur femme et de leurs filles au point de ne pas les laisser sortir dans la rue, des activités apparemment innocentes, comme prendre les eaux ou aller à la messe, se transformaient en occasions privilégiées d’aventures et d’intrigues amoureuses :

Je feindrai peu à peu, ô cher époux, d’être sans couleurs et tout opilée pour ma vilaine tante abuser et abuser un père aussi jaloux.

Vous excuserez donc l’élan chevaleresque et l’esprit d’aventure avec lesquels, si jeune, je me dirigeais vers un lieu si neuf pour moi derrière la voiture de ma bien-aimée, regrettant seulement de ne pas avoir l’âge de porter à la ceinture une belle épée avec laquelle transpercer de part en part de possibles rivaux. J’étais bien loin d’imaginer qu’avec le temps ces prévisions se réaliseraient point par point. Mais quand vint l’heure de tuer pour Angélica d’Alquézar, ce que je fis, ni elle ni moi n’étions plus des enfants. Et il ne s’agissait plus d’un jeu.

Pardieu, je me perds toujours en digressions qui m’éloignent du fil de cette histoire. Je vais donc le reprendre, en soulignant un point important : l’enthousiasme que j’avais éprouvé à voir ma bien-aimée m’avait fait commettre une imprudence que j’allais bien regretter plus tard. Depuis la visite de Don Vicente de la Cruz, j’avais cru déceler autour de chez nous des mouvements de gens suspects. Rien de sûr, c’est vrai. Seulement deux ou trois têtes qui n’avaient pas coutume de fréquenter la rue de l’Arquebuse ni la Taverne du Turc. Rien d’étrange à cela car, tout près, dans la Cava Baja et les autres rues voisines, il y avait des auberges pour voyageurs. Mais, ce matin-là, je vis quelque chose qui aurait dû me faire réfléchir si je n’avais pas attendu le passage d’Angélica. Je n’allais m’y arrêter que plus tard, quand j’eus tout le loisir de songer à ce qui m’avait conduit en un certain lieu sinistre. Ou plutôt, où je fus contraint d’aller, à mon corps défendant.

Mais j’en reviens à notre histoire. De retour de la messe chez les adoratrices, alors que j’attendais à la porte de la taverne, Diego Alatriste avait poursuivi son chemin jusqu’aux postes royales. Il s’éloignait en remontant la rue de Tolède quand deux inconnus qui se promenaient d’un air innocent entre les étals de fruits avaient échangé quelques mots à voix basse avant que l’un d’eux se mette à le suivre à distance respectueuse. Je les vis faire de loin et me demandai si c’était un hasard ou si ces deux hommes préparaient quelque chose quand le bruit de la voiture d’Angélica effaça de mon entendement tout ce qui n’était pas elle. Pourtant, comme j’eus plus tard l’occasion de le regretter amèrement, les moustaches qui leur barraient le visage, leurs chapeaux à large bord calés à la bravache, leurs épées, leurs dagues et la démarche assurée de ces deux hommes auraient dû me mettre la puce à l’oreille. Mais Dieu, ou le diable, ou quiconque se joue de nous notre vie durant, aime toujours nous voir, par insouciance, superbe ou ignorance, nous promener sur le fil de l’épée.

Elle était aussi belle que Lucifer avant son expulsion du Paradis. La voiture s’était arrêtée sous les peupliers qui bordaient l’allée et elle se promenait à pied autour de la fontaine. Elle avait toujours ses boucles blondes, et son châle aussi bleu que ses yeux semblait avoir été arraché au ciel sans nuage sur lequel se dessinaient, de l’autre côté du pont et de la rivière, les toits et les flèches de Madrid, la vieille muraille et la masse imposante de l’Alcázar. Après avoir attaché ses mules, le cocher était allé rejoindre un groupe de ses collègues. La duègne remplissait une cruche à la célèbre fontaine. Angélica était donc seule. Je sentais mon cour battre à tout rompre quand je m’approchai sous les arbres et, encore loin, je vis la petite saluer gracieusement de jeunes dames qui prenaient le goûter et accepter une friandise qu’elles lui offraient, regardant à la dérobée la duègne occupée à sa fontaine. J’aurais donné toute ma jeunesse et toutes mes illusions pour être, au lieu d’un humble petit page imberbe, un de ces gaillards hidalgos – ou du moins qui le paraissaient – qui se promenaient par là, tordant leur moustache devant les dames ou devisant avec elles le chapeau à la main, le poing galamment appuyé sur la hanche ou sur le pommeau de l’épée. Il est vrai qu’il y avait aussi en ce lieu des gens du commun, et l’expérience m’apprit bientôt à deviner qu’à cette époque – comme en celle-ci – n’étaient pas hidalgos tous ceux qui voulaient le paraître. Par vanité ou par appât du lucre, nombre de gourgandines et de vauriens se donnaient des airs. Même juif ou morisque, il suffisait de mal écrire, de parler lentement et gravement, d’avoir des dettes, de monter à cheval et de porter l’épée pour se faire donner de l’hidalgo et du gentilhomme. À mon jeune âge, quiconque portait épée et cape, quiconque portait escarpins, basquine et vertugadin me paraissait personne de qualité. Comme vous le voyez, j’avais encore beaucoup à apprendre.