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Quelques bellâtres passèrent à cheval, faisant des courbettes devant une voiture de dames ou de femmes entretenues, leur adressant des compliments galants. De tout mon cœur, j’espérais être comme eux et pouvoir m’approcher ainsi d’Angélica qui s’était un peu avancée sous les arbres et, retroussant le bas de sa robe avec une grâce infinie, marchait entre les fougères qui bordaient le ruisseau. Elle semblait absorbée dans la contemplation du sol et, quand je m’approchai, je vis qu’elle suivait une longue colonne de fourmis industrieuses qui allaient et venaient avec la discipline de lansquenets allemands. Risquant le tout pour le tout, je fis encore quelques pas et des branches craquèrent sous mes pieds. C’est alors qu’elle leva les yeux et me vit. Ou peut-être serait-il plus exact de dire que le ciel, sa robe et son regard m’enveloppèrent dans un nuage tiède et que je sentis ma tête tourner comme lorsque dans la Taverne du Turc les vapeurs du vin répandu sur la table émoussaient mes sens et que tout me semblait très lointain et très lent.

— Je te connais, dit-elle.

Elle ne souriait pas, ni ne paraissait surprise ou mécontente de ma présence. Elle me regardait fixement, avec curiosité, de la même façon que regardent les mères et les grandes sœurs avant de dire que l’on a grandi d’un pouce ou que notre voix a changé. Par bonheur, je portais ce jour-là un pourpoint vieux mais propre, sans reprises, des chausses passables, et sur les instructions du capitaine, je m’étais consciencieusement débarbouillé, sans oublier les oreilles. Impassible, je tentai de soutenir son regard. Et après avoir brièvement lutté contre ma timidité, je parvins à lui rendre un regard tranquille.

— Je m’appelle Inigo Balboa.

— Je le sais. Et tu es l’ami de ce capitaine Triste ou Batistre.

Elle me tutoyait, ce qui pouvait être aussi bien un signe d’appréciation que de dédain. Mais elle avait dit ami du capitaine, et non page ou domestique. Et de plus elle se souvenait parfaitement de qui j’étais. Ceci, qui dans d’autres circonstances pouvait n’avoir rien de rassurant, car mon nom ou celui d’Alatriste dans la bouche de la nièce de Luis d’Alquézar étaient plus annonciateurs d’un danger que motifs de satisfaction, me parut tout à fait adorable. Je me rengorgeai tel un petit paon. Angélica se souvenait de mon nom et avec lui d’une partie de la vie que j’étais prêt à mettre à ses pieds, m’immolant pour elle sans ciller. Peut-être comprendrez-vous si je vous dis que je me sentais comme un homme transpercé par une dague qui vit encore tant que la lame est dans la plaie mais qui expire dès qu’il tente de la retirer.

— Vous prenez les eaux ? demandai-je pour rompre le silence que son regard fixe rendait insupportable.

Elle fit une moue délicieuse qui lui retroussa le nez.

— Je mange trop de friandises.

Elle haussa les épaules d’un air hautain, comme si tout ceci n’était que balivernes et stupidités, puis regarda dans la direction de la fontaine où la duègne s’attardait avec une connaissance.

— C’est ridicule, ajouta-t-elle, dédaigneuse.

J’en déduisis qu’Angélica d’Alquézar n’appréciait pas beaucoup le dragon chargé de la garder, ni les prescriptions des médecins qui, avec leurs saignées et leurs remèdes, envoient plus de chrétiens dans l’autre monde que le bourreau de Séville.

— Je suppose que oui, fis-je, courtois. Tout le monde sait que les friandises sont bonnes pour la santé – je me souvenais vaguement de ce que j’avais entendu l’apothicaire Fadrique dire dans la taverne. Elles épaississent le sang et les bonnes humeurs… Je suis sûr qu’un beignet au miel, du massepain ou des œufs au sucre fortifient davantage un tempérament mélancolique qu’une pinte d’eau de cette fontaine.

Je me tus, ne sachant plus que dire, car là s’arrêtaient mes connaissances médicales.

— Tu as un joli accent, dit-elle.

— Basque, répondis-je. Je suis natif d’Ofiate.

— Je croyais que les Basques parlaient en jargon : « Par le Dieu qui a donné vie à moi, si voiture tu me laisses pas, tu es mort. »

Elle rit. Si je ne craignais de paraître affecté, je dirais que son rire était argentin. Il tintinnabulait comme l’argent bruni que les artisans étalaient devant leurs boutiques le jour de la Fête-Dieu, à la Porte de Guadalajara.

— Ceux-là sont biscayens, lui dis-je, un peu vexé, mais pas très sûr de la différence. Ofiate se trouve dans la province de Guipúzcoa.

Je sentais l’urgente nécessité de l’impressionner, sans savoir comment. Maladroitement, je voulus reprendre le fil de ma dissertation sur les propriétés bénéfiques des friandises. J’enflai la voix :

— Quant aux tempéraments mélancoliques…

Je m’interrompis quand un chien passa à côté de nous, un grand mâtin brun qui gambadait aux alentours. Instinctivement, sans y penser, je me mis devant la petite fille. Le chien s’éloigna sans demander son reste, comme le lion de Don Quichotte, et quand je me retournai pour la regarder, je vis qu’Angélica m’observait encore avec ce même air curieux de tout à l’heure.

— Et que sais-tu de mon tempérament ? Il y avait une note de défi dans sa voix et ses yeux immensément bleus, devenus très graves, n’avaient plus rien d’enfantin. Je m’arrêtai à regarder sa bouche encore entrouverte, son menton doux et arrondi, ses boucles blondes qui retombaient sur ses épaules recouvertes de délicate dentelle flamande. Puis je tentai d’avaler ma salive sans qu’il n’y paraisse rien.

— Je n’en sais rien encore, répondis-je avec autant de simplicité que je pus. Mais je sais que je mourrais volontiers pour vous.

J’ignore si je rougis en prononçant ces mots. Mais il est des choses qu’il faut dire quand il se doit, même si on le regrette ensuite amèrement, faute de quoi on risque de se repentir toute la vie de ne pas les avoir dites.

— Oui, je mourrais pour vous.

Il y eut un long et délicieux silence. La duègne revenait, toute noire sous sa coiffe blanche, pareille à une pie de mauvais augure, sa pinte d’eau à la main. Le dragon allait reprendre possession de ma demoiselle et je décidai donc de prendre la poudre d’escampette. Mais Angélica continuait à m’observer comme si elle pouvait lire en moi. C’est alors qu’elle porta les mains à son cou et qu’elle en détacha une petite chaîne en or à laquelle pendait une breloque qu’elle me mit entre les mains.

— Tu mourras peut-être un jour, murmura-t-elle.