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Énigmatique, elle continuait à me regarder.

Mais en même temps se dessina sur sa bouche de petite fille un sourire tellement beau, tellement parfait, tellement rempli de toute la lumière de ce ciel espagnol, immense comme l’abîme de ses yeux, que je désirai en effet mourir en cet instant même, l’épée au poing, criant son nom comme là-bas en Flandre mon père avait crié celui de son roi, de sa patrie et de son drapeau. Ce qui en fin de compte, pensai-je alors, revenait peut-être à la même chose.

IV

LE TRAQUENARD

Un chien aboya quatre fois dans le lointain, puis ce fut de nouveau le silence. Pistolet, épée et dague au ceinturon, le capitaine Alatriste jeta un coup d’œil à la lune qui semblait sur le point de s’embrocher sur la flèche du couvent des adoratrices, puis il regarda d’un côté et de l’autre la petite place de l’Incarnation, plongée dans l’ombre. Pas d’ennemis en vue.

Il ajusta son gilet de peau de buffle et rejeta en arrière le manteau court qui couvrait ses épaules. Comme répondant à un signal, trois silhouettes sombres se glissèrent dans l’obscurité, deux d’un côté de la place, une autre en face. Elles s’approchèrent du mur du couvent où il y avait de la lumière à une fenêtre. Quelques instants plus tard, quelqu’un éteignit, puis ralluma aussitôt.

— C’est elle, murmura Don Francisco de Quevedo.

Il était appuyé contre le mur, tout de noir vêtu avec son chapeau et sa cape. Il n’avait pas avalé une seule goutte de vin malgré la fraîcheur de la nuit afin – avait-il dit – d’avoir la main plus sûre. Dans le noir, je l’entendis tirer son épée de son fourreau et l’y remettre, pour voir si elle glissait bien. Puis il commença à réciter quelques-uns de ses vers dans sa barbe :

« De mes douleurs jamais ne triomphèrent mes nuits, ni apaisèrent mes courroux…»

Je me demandai un instant si Don Francisco disait cela pour apaiser son inquiétude, pour chasser le froid de la nuit ou parce qu’il était véritablement un homme qui n’avait peur de rien, un homme capable de composer des vers aux portes mêmes de l’enfer. Quoi qu’il en soit, le moment était mal trouvé pour apprécier comme il se devait l’inspiration du grand satiriste. J’observai le capitaine, parfaitement immobile sous son chapeau à large bord. L’ombre lui faisait un masque noir. Il resta quelque temps ainsi, tandis que de l’autre côté de la place les trois formes qui avaient traversé quelques instants plus tôt ne bougeaient pas d’un pouce, essayant de se confondre avec l’obscurité. Le chien aboya de nouveau, deux fois seulement, et de la côte des Canos del Ferai descendit en guise de réponse le hennissement étouffé des mules de la voiture qui attendait là-bas. Diego Alatriste se retourna vers moi et je vis ses yeux s’éclaircir au clair de lune.

— Fais bien attention, dit-il en posant la main sur mon épaule.

Je pris une grande respiration et traversai la place comme si je me jetais dans la gueule du loup, sentant fixés sur moi les yeux du capitaine et entendant dans mes oreilles l’hommage que Don Francisco voulut bien improviser pendant que je m’éloignais :

Avec bonheur, il gravit le haut mur de pierre celui qui se fie à sa jeunesse, à sa force.

Mon cœur battait la chamade, comme il l’avait fait le matin même avec Angélica d’Alquézar. Ou plus peut-être. J’avais l’estomac et la gorge noués et dans mes oreilles roulèrent d’étranges tambours quand je passai devant les ombres que formaient Don Vicente de la Cruz et ses fils, collés contre le mur. Leurs armes luisaient au clair de lune.

— Dépêche-toi, petit, murmura le père, impatient.

Sans rien dire, je lui fis un signe de la tête et dirigeai mes pas vers le chasse-roue du coin de la rue. Arrivé là-bas, je me signai à la sauvette, me recommandant à ce même Dieu dont je m’apprêtais à violer l’enceinte sacrée. Puis je montai sans difficulté sur le chasse-roue – j’avais alors l’agilité d’un singe – et, perché sur son étroit sommet, je pus me cramponner et me hisser en haut du mur à la force des bras. Je me mis ensuite à califourchon en essayant de ne pas trop me faire voir dans la clarté qui tombait de la lune. D’un côté se trouvaient la rue et la place, avec les silhouettes silencieuses de mes compagnons plaquées contre le mur. De l’autre s’étendait le sombre jardin des adoratrices dont le silence n’était percé que par le chant strident d’un grillon nocturne. J’attendis que les coups de tambour se fissent moins forts dans ma tête avant de bouger. Et quand je le fis, la breloque avec la chaîne qu’Angélica d’Alquézar m’avait offerte à la fontaine del Acero tinta en sortant de sous mes vêtements. J’avais passé des heures à la regarder. Elle semblait ancienne et portait en son centre des signes gravés, étranges et fascinants.

Je la remis sous ma chemise, contre ma poitrine, espérant que cette amulette m’apporterait la chance dont j’avais bien besoin à présent. Les branches d’un pommier me frôlèrent le visage quand je me penchai vers le jardin et, cramponné au sommet du mur, je me laissai tomber d’une hauteur de six ou sept pieds. Je roulai à terre sans me faire trop de mal, je secouai la poussière qui maculait mes vêtements et, priant Dieu qu’il n’y ait point de chiens en liberté dans le jardin, je m’avançai en longeant le mur jusqu’à la petite porte dont je fis aussitôt coulisser le verrou. J’avais à peine ouvert que Don Vicente de la Cruz et ses fils se coulaient déjà à l’intérieur, le visage dissimulé dans leur cape, l’épée au clair, traversant rapidement le jardin dont la terre meuble amortissait le bruit de leurs pas. Pour ce qui me concernait, l’affaire était dans le sac.

Je m’étais comporté comme un garçon vaillant et je pouvais être fier de moi. Je sortis donc dans la rue et traversai sans traîner la petite place. Le capitaine m’avait donné des consignes rigoureuses : rentrer chez nous par le plus court chemin. Je remontai la côte en suivant le garde-fou, laissant derrière moi le couvent des adoratrices et l’église de l’Incarnation, l’esprit en paix et plein d’orgueil d’avoir si bien rempli ma mission. C’est alors que la tentation vint m’assaillir de rester dans les parages, près de la voiture qui attendait avec les mules, pour voir, ne serait-ce qu’un instant et au clair de lune, la demoiselle sauvée par son père et ses deux frères. Je vacillai un moment entre mes ordres et mon propre désir, sans parvenir à me décider. J’en étais là quand j’entendis le premier coup de feu.

Ils sont au moins dix, calcula Diego Alatriste en dégainant son épée et sa dague. Et il y en avait encore quelques autres dans la cour du couvent. Il en sortait de partout, de toutes les rues et portes cochères. La rue et la petite place brillaient de lames tirées au clair tandis que résonnaient de toutes parts les cris de « Rendez-vous à l’Inquisition ! « et « Ordre du roi ! ». Des coups de feu se firent encore entendre de l’autre côté du mur des adoratrices et une petite troupe apparut en désordre à la porte. On ferraillait ferme. Un moment, Alatriste crut voir la cornette blanche d’une novice dans ce fouillis de lames d’acier, mais il fut bientôt ébloui par deux autres coups de pistolet. Et le moment était venu de penser à sauver sa peau. Le cri de « Rendez-vous à l’Inquisition ! » suffisait à donner la chair de poule à l’homme le mieux trempé et, s’il en avait eu le temps, le capitaine en aurait lui aussi été impressionné. Mais il se battait déjà pour garder la vie sauve et, en pareilles circonstances, argousins ou Inquisition, c’était du pareil au même : la lame séculière égorge aussi bien que celle aspergée d’eau bénite. Il para avec sa dague un coup donné par une ombre qui était apparue dans son dos, venue de nulle part, puis il la fit reculer en frappant des deux mains et en lâchant un juron. Du coin de l’œil, il vit que Don Francisco de Quevedo faisait face à deux autres adversaires. Inutile de crier à la trahison. Mieux valait ménager son souffle pour d’autres tâches plus pressantes. Don Francisco et le capitaine se battaient donc sans desserrer les dents. Quel que fût le responsable, ils étaient tombés dans un piège et il ne leur restait plus qu’à vendre cher leurs boyaux. L’adversaire d’Alatriste le pressait de nouveau. Devinant l’acier ennemi à son reflet, le capitaine assura sa position, para juste à temps un bon revers, avança un pied, puis l’autre, coinça l’épée de son assaillant sous son coude, poussa la pointe de la sienne et entendit le cri de douleur attendu quand l’autre se sentit marqué au visage. Par chance, les familiers de l’Inquisition n’étaient pas des Amadis et la situation était tolérable. Le capitaine recula dans le noir jusqu’à s’adosser contre un mur et, profitant de cet instant de répit, il jeta un coup d’œil à Don Francisco. Fidèle à son adresse proverbiale, boitillant et pestant entre ses dents, celui-ci tenait à distance tous ceux qui le serraient de trop près. Mais il arrivait de plus en plus de gens et bientôt les deux hommes ne suffiraient plus à saigner toute cette racaille. Heureusement, presque tous les assaillants se tenaient à côté du mur des adoratrices où la confusion et les cris allaient en augmentant. Don Vicente de la Cruz et ses fils devaient être bien près de passer de vie à trépas. L’odeur des mèches des arquebuses arriva jusqu’au capitaine.